Au bout d’une route que seul le lac a su arrêter se trouvent Monkey Bay et son port, d’où appareille une fois par semaine l’antique MV Ilala. Un chemin ocre y prend la tangente sur la droite. Au pied d’une colline, il serpentine entre les broussailles, les bananiers et les plants de maïs. Au bout de ce chemin, le lac bien entendu. Une petite crique est là, bien abritée entre deux avancées granitiques mangées de vert et dont les dômes qui en émergent ressemblent à de primitifs mausolées. Des blocs, imposants et disparates, jalonnent le rivage jusqu’à une petite plage où trois embarcations reposent. Endormies, elles rêvent sans doute à une utopique grande marée qui les extrairait de leurs morts imagées.

Les eaux du Malawi sont limpides; sa houle sommeille sous l’ardeur du soleil: petite mer d’huile que seul le trait de l’horizon permet de distinguer du ciel. Des pêcheurs glissent en silence sur leurs pirogues et tout au fond, un sfumato saturé de chaleur laisse parfois entrevoir, comme par coquetterie, les vertes collines et les montagnes bleues qui peuplent l’autre rive.

Dans ce calme absolu, le fond musical est assuré par des dizaines et des dizaines d’oiseaux. Quelques hippopotames, pensionnaires du marais situé en retrait, troublent à l’occasion par leurs beuglements rauques et sauvages le charmant concert. Des singes, enfants dissipés, sautent de branche en branche au-dessus de nos têtes et ne semblent pas faire grand cas de la musique. Là-haut, un couple de fish-eagles tournoit dans les courants chauds et maintient ainsi sa grâce de souverains hors d’atteinte de ces chants profanes.

Tel est le décor que s’est choisi le Mufasa Eco Lodge. Ses bâtiments ont été construits en haut de la plage, bien cachés par un rideau végétal. Charme discret de la bourgeoisie. Seule la hutte circulaire où se tient le bar-réception, bâtie autour d’un puissant mégalithe, doit s’offrir à la vue depuis le rivage. A l’ombre de badamiers, des hamacs sont tendus entre des rondins fatigués plantés dans le sable.

En bon français, on appelle ça un traquenard.

La taulière s’appelle Vickie et son invraisemblable accent est à couper au couteau. D’où le tient-elle? Elle est née en Zambie, a grandi en Afrique-du-Sud, fait ses études au Royaume-Uni, travaillé comme avocate au Malawi, et finance sa retraite avec son petit coin de paradis. Ses quintes de toux ne laissent présager rien de bon pour son avenir de solide fumeuse, elle n’en reste pas moins active. Elle continue, malgré son âge, malgré son confort potentiel, malgré sa passion pédagogique pour les parties de « balls » - l’awale local - à sillonner le sud du Malawi et à abreuver l’UNICEF de rapports accablants. Dans certains villages, les mariages forcés sont encore monnaie courante et les victimes sont souvent âgées de moins de dix ans. Elle fonde de grands espoirs sur Mutharika, l’actuel président qui espère bien faire régner au Malawi l’état de droit. Sa natte blanche, tressée à la Pocahontas, ses yeux plein de malice et sa figure toute plissée, spécialement quand elle sourit, lui donnent des allures de bienveillante grand-mère dont nous serions les petits-enfants le temps de nos séjours respectifs.

Lui pourrait faire office d’oncle du haut de ses 55 ans. Le genre de tonton cool et sympa, gros fan d’Alpha Blondy et de Tiken Jah, avec ses nombreux colliers ethniques autour du cou, ses bracelets du même acabit, ses locks pendouillant depuis les bords d’une calvitie bien avancée et sa barbiche de mousquetaire. Le genre de tonton super baroudeur, qui trimballe à travers le monde depuis 25 ans, en camion ou en moto, son téton droit percé et son corps bardé de cicatrices. Il sillonne depuis huit mois l’Afrique australe, ses longs, ses larges et ses travers. Le genre de tonton jamais avare d’un vieux souvenir ou d’une bonne blague à raconter à l’heure de l’apéro. Nic, c’est ainsi qu’il se nomme, est anglais, de Porsmouth précisément. Il parle beaucoup, vraiment beaucoup, sans arrêt et à toute heure, avale ses mots mais ne mâche pas ses paroles. Il jure comme un charretier et tire sur tout ce qui bouge, les politiciens de tout poil et de toute confession étant ses cibles favorites. Je ne doute pas qu’il ne sache pas bien tirer, c’est un ancien militaire. Première guerre du Golfe dans les flans. Au moment de partir je lui ai demandé pourquoi il voyageait, il m’a répondu qu’il était perdu, qu’il n’avait plus personne. Je compris alors son incompressible besoin de parler.

Claudia est barcelonaise, Serge est de Lisbonne. Je les ai rencontrés sur l’île de Mozambique où nous logions déjà dans le même backpacker et grâce à qui j’avais perfectionné ma maîtrise du portuñol. Des artistes. Tous les trois ans, ils reviennent sur l’île pour photographier les mêmes sujets, des enfants, des vieillards, bref ils immortalisent ainsi le temps qui passe. Ils organisaient même une exposition dans l’enceinte de la vieille forteresse Sao Sebastao. Ils m’ont reconnu dès mon arrivée. Assis dans la pénombre du bar, je les ai vus me saluer de loin comme on saluerait un vieux copain. Avec mes yeux faiblards, j’ai mis alors du temps à les identifier. Elle est toute séquette, lui non plus n’est pas bien costaud mais sa jolie barbe poivre et sel lui donne un peu d’épaisseur. Discrets mais présents, toujours un petit mot sympa quand ils passent à ta hauteur, toujours prêts à te faire une course quand ils descendent en ville, ponctuels à l’heure de l’apéro. Les grands cousins à la coule en quelque sorte. Ils sont là depuis la veille, prennent quelques jours de break avant d’aller à Salima où des amis travaillant dans l’hôpital local les attendent. Encore des gauchos quoi, branche Podemos ceux-là. Ils vont ensuite en Tanzanie, nous sommes persuadés que l’on s’y croisera à nouveau. Nunca dois sem três.

Il a bouclé ses études, voyage pour six mois avant de plonger dans le bain perfide et dégoûtant du monde du travail. Il est arrivé ici, a trouvé l’endroit charmant, s’est porté volontaire pour filer un coup de main en échange du logis. Voilà Shaun, 23 ans, australien petit et trapu qui, comme l’exige la tradition, ponctue toutes ses phrases par « mate ». Parfois, on croirait reconnaître le petit fayot de service, celui qui aide juste pour bénéficier des bonnes grâces de Vickie et qui profite de ses largesses. Il passe derrière le bar, se sert en bière, repart. Il fait ce qu’il veut le petit chouchou de mémé. Il amène chaque soir ses potes dans la place et en profite pour ne pas fumer que du tabac, le petit saligaud. Un soir, au détour d’une conversation géopolitique sur le contrôle des fleuves et les retombées philosophiques de telles considérations, je lâchai un métaphysique « Water no get enemy ». L’homme saisit la référence, va chercher son nécessaire et nous voilà à écouter du Fela Kuti dans les volutes bleues du Malawi Wawi. Le petit cousin qui cache bien son jeu en fin de compte. Afro beat qui envahit une nuit en paradis, reconnaissance éternelle pour ce mec.

Je crois que seuls les américains peuvent raisonnablement prétendre au sourire Colgate. Marisa ne fait pas exception à la règle. Dentition d’une régularité presqu’effrayante, petites fossettes qui se creusent quand elle dégaine son large sourire, coiffée à la garçonne, elle est vraiment cute. Elle semble plutôt large d’esprit, ce qui rajoute à son charme. Tous, nous tenons de farouches discours de méchants cocos et cela ne semble pas la choquer outre-mesure, au contraire. Son mari est japonais et se fait appeler « Wash ». Il a vraiment une tête géniale, traits réguliers et yeux brillants. Sa barbiche finira un jour comme celle d’un vieux senseï, j’en jurerais. Ses cheveux ont l’air de se chercher: mi-longs, ils tombent en paillasse de tout côté. Je pense secrètement qu’il découpait lui-même les shorts multicolores qu’il portait. Il traduit des fiches techniques du japonais à l’anglais, quand il trouve du boulot. Il a définitivement la dégaine du chic type. Ils vivotent à Tokyo; ont pris six mois pour faire le tour de notre bonne vieille Terre; se rendent compte en notre présence que six mois c’est vraiment court; verront bien ce qu’il adviendra d’eux à leur retour. En attendant, ils camouflent du gin mélangé à du jus de corossol dans une bouteille en plastique, les petits coquins. Les cousins qu’on voit rarement et qu’on est contents de retrouver à chaque fois.

Mais dans toutes les grandes réunions de famille, on ne peut pas parler à tout le monde, chacun fait sa vie selon ses affinités. Nettement plus jeunes, les deux danoises et le suédois, encore eux, sont dans un coin et forment en quelque sorte une « blond people conspiracy ». Je dis ça, je ne dis rien: on sera tous les quatre sur le même bateau au départ de Monkey Bay. Une brésilienne qui a dû probablement faire vœu de silence arpente les lieux comme un fantôme effrayé par la sociabilité. Elle gratifiera néanmoins chacun de nous d’une bise lors de son départ. Les surprises du voyage. Deux norvégiens et une néerlandaise sortent de leur piaule juste pour piquer une tête. Leur groupe vit bien, nous supposons.

Puis le temps du départ arrive, il faut bien s'extirper du piège un moment donné. Nous partons quasiment tous le même jour, le vendredi. Vickie te gratifie d'un petit compliment et paye son câlin pour te dire au-revoir. Elle sait que d’autres arriveront bientôt, qu’elle sera ainsi toujours entourée et que ses yeux plein de malice couveront encore longtemps ses nombreux petits-enfants dans son traquenard aux allures de paradis.