On l’a vu émerger au loin, depuis la route qui mène à Zomba. On l’a contourné, comme pour mieux saisir l’ampleur de sa situation. Une forteresse, telle est la première impression que donne le Zomba Plateau lorsqu’on le regarde de face. L’impression décuple depuis la ville, lovée en contrebas. On pourrait penser que celle-ci s’est construite ici, recherchant asile et protection auprès du puissant seigneur et de son château-fort.

Une pente douce, comme un premier talus de défense, s’élève paresseusement. Puis des à-pics solides s’érigent, surgissent d’une forêt dense et prennent l’aspect d’une gigantesque muraille aux multiples tours. Place forte pour géants d’un autre temps. Le sommet offre à la vue des dentelures régulières, comme des créneaux que les occupants du fort auraient abandonnés à la suite d’un assaut tragique. Les buttes éparpillées dans la plaine, projectiles lancés à la face de leurs assaillants et désormais recouverts de verdure, en seraient les derniers témoins. Puis l’érosion est arrivée, a raboté consciencieusement, la nature opportuniste a colonisé, l’inébranlable patience des siècles a accompli son œuvre.

Tout mur est fait pour être franchi ou en tout cas donne l’envie à celui qui le regarde de le franchir. Le Zomba Plateau ne déroge pas à la règle. Le contraste de la roche, ses filons de quartz qui jouent aux meurtrières, la luxuriance des contreforts et des surplombs. Eden, Alamut. Un jardin caché, secret, plein des douceurs de la vie, des puits de félicité, des trésors enfouis. L’imaginaire bat son plein et ce massif orgueilleux semble protéger un monde entier qui lui appartient en propre. Tout mur doit être franchi.

Comme un assiégeant, je contemple l’objectif et entrevoit un merveilleux butin. Comme un assiégeant, je plante ma tente et songe à planifier l’attaque. Demain sera le grand jour. Demain? Une bande de sud-af me le déconseille vivement, un orage digne des grandes heures de Zeus arrive cette nuit et on prévoit le pire pour demain. Coup dur… Après enquête, il s’agit des maîtres des lieux. Leur sollicitude est touchante, ils essaient de me convaincre de démonter ma tente et de dormir au sec cette nuit. Bien tenté mais le capitalisme mesquin ne passera pas.

Première recherche de potentiels alliés infructueuse. Deux familles afrikaners avec enfants en bas-âge, je ne veux pas être raciste mais tout ça ne me dit rien qui vaille. Un hipster barbu arpente les lieux. Je le salue, le gars ne répond pas, va bien te faire [insérer ici l’insulte de votre choix] mon gars. Tiens, des visages connus. Deux danoises, rencontrées quelques jour auparavant à Liwonde, sont dans la place. Elles vont vers le sud, le massif de Mulanje les sauce nettement plus. Un suédois, aperçu à Vilankulo, partira avec elles, solidarité scandinave j’imagine.

Bredouille, perspective d’orage, rien de bien engageant, la nuit aura peut-être le mérite de me porter conseil.

Le sort des batailles se joue souvent à bien peu de choses, ainsi nous l’a enseigné l’histoire. Une arrivée providentielle ou une défection fatale peuvent tout faire basculer, aussi bien vers la gloire que l’humiliation. J’écrivais paisiblement sur les sens de la vie lorsque Ruth et Winnie sont arrivées. Ruth a la quarantaine et mériterait d’aller voir un ophtalmo. Winnie, sa fille sans doute, est jolie comme tout. La conversation qu’elles engagent montrent assez rapidement qu’elles n’auront pas le funeste profil d’un Grouchy.

Elles ont deviné mon plan, Ruth a une voiture et elle peut m’infiltrer dans la place. Winnie n’y est jamais allée, l’occasion est splendide. Trouver un guide ne pose pas de souci apparent, on en cueillera un sur place. D’accord, mais l’orage prévu? Elles balaient d’un revers de main ce risque majeur comme on balaierait sur une carte des pions adverses. Foutaises proférées par ces félons d’afrikaans que tout cela. Napoléon a eu le brouillard comme allié à Austerlitz, nous aurons un soleil éclatant. Émues que je dorme sous la tente, elles m’invitent à dormir chez elles. Sérieusement? J’ai dû avoir des allures de babtou fragile à leurs yeux, elles eurent pitié de moi. Demain elles seront là à 8h africaines pour nous embarquer, mon paquetage et moi, à l’assaut du Zomba Plateau.

Le terrible déluge n’a pas eu lieu pendant la nuit. Même pas une misérable goutte n’est tombée. Le soleil est là, les hauts du plateaux dorment encore dans les nuages par contre. Mauvais signe? Attendons Ruth et Winnie. Elles arrivent à 8h africaines comme prévu. Le vent a eu le temps de dégager les nuages là-haut. Voilà une journée idéale pour crapahuter à 1600 mètres d’altitude.

Bon, soyons honnêtes, l’idée selon moi et telle que je l’avais exposée la veille était de monter, trouver un guide en route, laisser la voiture quelque part et se payer quelques bonnes heures de marche au milieu des cailloux, des rivières et de la nature en fête. Quand j’ai constaté la dégaine de mes deux cicérones à leur arrivée, je compris qu’il n’en serait pas ainsi. Jean’s, veston et petites chaussures en toile. Bien entendu je ne demandais pas la tenue complète du randonneur chevronné, mais je sus que nous partions pour une promenade de santé.

La Susuki de Ruth, petit pot de yaourt tout en angles droits, part à l’attaque du massif. La pauvre a vraiment besoin d’un ophtalmo. La route fait ses boucles dans la forêt, une percée nous rappelle ça et là que nous prenons de l’altitude. On grimpe, on dépasse un barrage et son lac de retenue, on grimpe, on recrute un guide parmi des marchands de fruits au bord de la route, on grimpe. Evidemment la visite guidée se fait en chichewa, sinon ce n’est pas drôle, et Ruth est trop occupée à deviner la route pour me faire la traduction. Le sommet est proche, la route a disparu et a laissé place à une merveille de piste toute défoncée par les dernières intempéries.

Premier arrêt: Le guide part devant, descend un petit chemin. Nous le suivons, cinq minutes à tout casser. William’s fall. Une belle cascade surgit d’entre les arbres. L’eau assourdissante poursuit son chemin en rapides et en tourments. Joli. Winnie pose, parfois de façon suggestive, pour une interminable séquence de portraits devant la féérie aquatique. Le guide semble ravi de jouer au photographe. Ruth, plutôt de la vieille école, n’est pas tellement enjouée et cherche sans cesse dans mon regard des marques de désapprobation semblables aux siennes. Puis on remonte. Hop, hop, hop!

Ruth, sympa, généreuse, en parfaite maîtresse de cérémonie, insiste pour que je conduise. Heu… Comment dire?... C’est vraiment parce que tu vas m’héberger que je le fais. Tu parles d’un cadeau! Me demandez pas à quoi ça ressemblait. Selon la route, une fois passée le rebord du plateau, on descend gentiment à l’intérieur de celui-ci. Une petite dépression, a priori vallonnée, avec des sommets qui ressortent un peu partout. Je ne me suis pas amusé à scruter attentivement les paysages, spectaculaires et grandioses à n’en point douter, mais plutôt à veiller à ne pas bousiller la poussive mais courageuse voiture contre la sournoiserie des caillasses saillantes et des ruisseaux piégeux.

Deuxième arrêt: « emperor’s view ». Là, facile, même pas besoin de marcher. On s’arrête en plein belvédère. Haile Selassie a gratifié l’endroit de son auguste présence en 1965, un fier panneau rappelle ce glorieux événement. La vue est vaste et magique; elle aurait mérité qu’on transpire un peu pour elle. Anyway, la vallée du rift étale sa large dépression. Des monts, tels des soucoupes volantes coincées entre nuages et brume de chaleur, jalonnent de leur gris indéterminé l’immensité. Zomba étend ses formes polynucléiques tout en bas. En face, la forteresse ennemie est là et l’affrontement entre les deux bastions a dû être terrible. Elle semble avoir plus souffert que celle sur laquelle nous nous trouvons. Déchiquetée de toute part, abrasée dans ses formes, une gigantesque explosion semble avoir eu lieu en son milieu, lui donnant l’aspect lugubre d’une caldeira effondrée.

Tout ça est bien beau mais il s’agirait de redescendre désormais. À peine le temps de se dire que tout ça finira sous l'eau dans quelques millions d'années qu'on rebrousse chemin. Même topo, grosse poussée de sueur tous les vingt mètres environ. Je repense à tous les pilotes du Mozambique et leur tire mon chapeau en silence. On s’offusque lorsque je stoppe la voiture pour immortaliser l’endroit. On dit merci à notre guide et dare-dare, nous revoilà au barrage croisé plus tôt. Troisième arrêt: après tous ces efforts, un petit pique-nique s’impose. Nous nous posons au bord de ce petit lac artificiel, coquet sans être faramineux. C’est vert, c’est calme, c’est bien l’essentiel.

Il y aura un quatrième arrêt : Kucha We Lodge. Ruth tenait absolument à me montrer ça. Une imposante bâtisse, construite dans un style vaguement néo-victorien, avec ses briques tirant entre le rouge et le marron, ses jardins à l’anglaise et ses chambres luxueuses alignées comme des soldats à la parade. L’orgueil de la région à n’en point douter. Le temps d’un café. Nous redescendons. Zomba est déjà de retour. Une promenade. Le Plateau sur un plateau. C'était facile, beau mais frustrant.

A vaincre sans péril, on triomphe quand même.