Le plan était simple. Il consistait à retourner à Nampula le vendredi matin, acheter un billet de train pour Cuamba en arrivant, partir tranquillement le samedi matin et se laisser bercer par le rail. Sur le papier, rien de plus facile et tout avait commencé par un coup de pot intersidéral.

L’île de Mozambique, son sol de corail, son charme désuet, ses couleurs surannées, ses murs décrépis, ses ruelles en sommeil, son décor sanctuarisé comme un parcours fléché, sa pauvreté nerveuse pour faire contre-poids à tout ça, n’est plus une île. Trois kilomètres de pont la relie au continent. De loin, on croirait une passerelle jetée à la hâte, montée sur pilotis, branlante et que le moindre poids excessif, le moindre vent d’importance suffiraient à l’emporter au fond de l’océan.

Une seule voie, des dégagements réguliers, un peu de place pour les piétons de chaque côté, le tout posé sur de nombreuses piles en béton. Rudimentaire mais efficace. L’esthétique n’était pas la priorité du cahier des charges. Les chapas partant du continent, j’entreprends donc la traversée à pied, luttant contre un fort vent de nord, m’arrêtant régulièrement pour observer pêcheurs à pied dans le canal et admirer pour d’ultimes secondes Mozambique, cette minuscule île d’où était partie la colonisation portugaise. Quand à mi-hauteur, coup de klaxon, voiture qui s’arrête à mon niveau. La fenêtre se baisse, Jaïl rentre à Nampula et m’ordonne de monter avec lui. Oké patron, ça me va!

Je venais à peine de terminer de savourer ce copieux morceau de chance que nous étions déjà arrivés. Magnifique!

Direction la gare maintenant. Je parcoure les rues populeuses de Nampula d’un pas décidé. La laideur ambiante, les vendeurs à la sauvette, la circulation dense, le petit crachin inoffensif, rien ne peut m’arrêter. Eh ben si! Un type, un seul. En l’occurrence, celui qui filtre les entrées de la gare, qu’on pourrait confondre avec un plancton qui surveille un terrain militaire. Peu de mots lui suffisent d’ailleurs. Il a trop plu là-haut, c’est la merde, pas de train demain. Quant au prochain, alors là, même celui de mardi est a priori annulé… Nampula aurait été une merveilleuse cité, je pense que j’aurais tenté le coup d’attendre trois jours ici, mais non. Eh ben, on va prendre le bus… You-pi!

Samedi matin. Très courte nuit, réveil à 3h du mat’, taxi jusqu’à la gare routière, pluie mesquine qui commence à tomber, départ pour Cuamba prévu à 4h30. J’attends, nous attendons. Trois cars font tourner leurs moteurs. Maputo, Chimoio via Beira, Quelimane, telles sont les trois destinations proposées pour le moment. L’heure tourne, j’attends, nous attendons. Un premier bus part, le deuxième suit de peu, le troisième reste à quai et ça commence à s’échauffer. Il y a un ou des problèmes semble-t-il et la compagnie de bus n’a pas l’air d’être une très bonne communicante. Elle le devient sous la pression populaire. Le bus pour Cuamba ne partira pas avant 7h?… Mais c’est super, il est à peine 5h!

On part finalement vers 6h30. J’ai le siège 56, au fond, côté fenêtre. Forcément, c’est le seul siège dont le dossier ne tient plus en place. Pas moyen de m’y adosser sans que le pauvre gus qui sera derrière moi se prenne tout mon poids sur les genoux. Oh je sens que ça va être génial. Heureusement il est plutôt compréhensif et trimballe avec lui un paquetage invraisemblable qui calera à peu près mon siège pendant le trajet.

Un revêtement limpide m’aura fait louper les quatre premières heures de trajet. Je me réveille et toujours ce vert lisse et interminable autour de nous. Deux ou trois montagnes solitaires jaillissent de l’horizon et font la jonction jusqu’au bleu profond du ciel. Ma voisine écrase sur mon épaule, Google Map m’indique que nous filons bon train. Que demande le peuple?

Puis arrive le village de Malema, et le bitume s’arrête aussi sec, sans transition aucune. Crac, sans doute un avant-poste d’une région de rebelles, revoilà ma copine la piste toute bosselée… Le car s’y arrête, c’est l’heure de faire des emplettes: bananes, manioc, oignons, oranges, épis de maïs cuits à l’étouffée, canard rôti, boissons diverses et variées. Chacun se ravitaille. Bien lui en prend!

A peine repartis, à peine sortis du bled, un petit pont surplombant une minuscule rivière se présente. Il n’a rien de bien menaçant mais notre chauffeur hésite, stoppe, le temps se suspend, les respirations s’arrêtent présageant une menace. Il s’élance… et sprotch, les roues patinent, il force, le car s’enfonce, nous sommes enlisés. Tout le monde descend mais rien n’y fait. Nous voilà bien!

Je tiens ici à remercier personnellement la société Nagi Group pour ce merveilleux moment. C’est vraiment sympa d’organiser des attractions pour occuper les voyageurs. On a dégagé les roues, foutu des pierres et des rondins de bois, mes comparses et moi avons poussé, rien. L’arrière du car est planté dans la glaise. Un type raconte l’histoire d’un cobra piégé par une rivière en crue et que pour s’en sortir il l’avait vu remonter le courant. Moralité, il faut pousser mais vers l’arrière. Tu parles, j’en parlerais à mon cheval tiens!

Les gens commencent à m’interpeller. Pardon? Je suis blanc donc j’ai forcément une idée lumineuse qui traîne pour nous sortir de là? Ben merde, le mal que nous avons fait est toujours profond. Que veux-tu que je fasse de plus que ce qu’il a déjà été fait?

Un type est motivé: il a trouvé de plus grosses pierres qu’il entreprend de fendre. Il a aussi mis la main sur un machete, on ne sait pas comment, a rapporté encore plus de bois. On croirait qu’il va construire un deuxième pont. Il ne se ménage pas à la tâche, il doit être attendu. Il a débité un arbre pour faire levier à l’arrière du bus. En vain. On me demande si je n’ai toujours pas trouvé d’idée. Je souffle de démonter le car et de le reconstruire plus loin. On commence à ricaner.

On ricane encore plus quand un camion s’enlise juste à côté de nous. La route est bouchée… génial! Ça ricane un peu moins quand les chapas et autres moindres gabarits réussissent à passer par le seul petit passage encore envisageable sous les vivats de leurs occupants.

Arrivent des villageois. L’un a une binette. Il faut absolument dégager l’arrière du bus de sa prison de terre. Le travail des enfants a encore de beaux jours devant lui, croyez-moi. C’est pratique un enfant, ça peut se faufiler sous un bus… on creuse toujours un peu plus, on consolide toujours un peu plus, on désosse même certaines parties du car, ça ne veut toujours pas…

J’étais à l’aise à l’intérieur du car, à l’abri de l’ardeur du soleil et des efforts désespérés, siestant peinard lorsqu’on me secoue l’épaule. Hein? Que se passe-t-il? Un camion est là, il est conduit par un blanc. Et? Et il ne veut rien entendre pour nous aider. Toi qui es blanc tu sauras mieux le convaincre que nous autres. Mais merde, putain de colonisation qui a foutu dans la tête des noirs que les blancs leur étaient supérieurs! C’est un portugais? Mais je parle portugais comme une vache espagnole. Ce n’est pas grave pour tous ces braves gens, je suis blanc, ça suffit. Tu parles, tiens! Une vraie tête de con ça reste une vraie tête de con, blanche ou noire. Le type, dont le camion est lourdement armé de câbles et de poulies, ne veut rien entendre. Il fait demi-tour pour la peine. « Dans le cul, les noirs! » s’est-il sûrement dit en tournant les talons.

Alors on s’assoit et on remet ses mains entre celles de la providence. Tout le monde ignore quand nous repartirons mais chacun sait que nous repartirons. Combien de temps cela aura-t-il duré? Trois heures, si ce n’est plus. Aucune idée, le temps africain est passé par là. Jusqu’à ce qu’un camion-citerne nous tire de ce mauvais pas. Tous me regardent alors: « on t’avait bien dit que nous repartirions! »

Tout cette aventure serait dérisoire si nous nous n’étions pas enlisés une seconde fois. Et ouais! Là, je me dis que j’ai épuisé tout mon stock de chance avec mon aller-retour vers l’île de Mozambique. C’est pas sérieux. Pour corser le bidule, les roues arrière patinent dans un torrent. Pour ironiser sur la situation, une route, une vraie, est en construction sur le talus adjacent. Personne n’essaie de pousser cette fois-ci, la résignation a gagné les rangs des combattants. On me demande tout de même si je n’ai pas une solution. Merde, lâchez-moi avec ça!

Nous ne sommes qu’à seize kilomètres de Cuamba, la nuit est en train de tomber. Ça commence vraiment à sentir mauvais cette histoire. C’est pourtant grandiose et spectaculaire là où nous sommes bloqués. Une montagne toute en vertigineuses falaises offre ses parois aux derniers rayons du soleil. De l’autre côté, un massif aux pentes vertes et douces chatouillera bientôt les étoiles. La lune présente une mince croissant presque parallèle à l’horizon, le reste de son orbe se dessinant en filigrane. Tout le monde s’en cogne royalement. Quelques uns tentent même leurs chances à pied.

Finir à pied? Seize bornes, la foi me fait défaut… J’avise des gens pour appeler un taxi, partager les frais. A Cuamba, il n’y a que des motos pour faire taxi. Oui, forcément, avec mon sac ça réduit les possibilités de comotorage… La providence alors? Elle aura la figure d’un énorme pick-up Ford et elle se sera manifestée assez rapidement. En remontant dans ce bahut maudit, je croise des mines contrites. Tout ça n’est pas le Mozambique, me disent-elles en silence.

Noir complet, piste cabossée, notre chauffeur qui passe désormais pour un gros naze avance avec circonspection. La distance paraît infinie quand la vue est bouchée, la vitesse réduite et l’expérience échaudée. Cahin-caha, on avance, on distingue même des lumières au loin. Le but est proche puis le car s’arrête. Pire, il coupe le moteur. J’ai remarqué qu’ici, même pendant trois heures de stationnement, couper son moteur était interdit. Là, le gars, il a coupé son moteur! Qu’est-ce que c’est encore que ce bordel? Des camions devant nous sont arrêtés. Ils ne roulent pas la nuit. Ils bloquent la route. On repartira demain. Mais il reste seulement trois putain de kilomètres! Ouais bah, il s’est bien calé au fond de son siège, ses chaussures ont volé, il déguste gentiment son manioc, il repartira demain le gars…

Oké, cette fois, je termine à pied. Les trois-quarts du bus font comme moi. Chacun saisit son bagage, sa lampe torche, et hop à Cuamba! Il a sérieusement plu dans la région, j’ignore le nom de la rivière qui borde la ville mais elle a franchement pris ses aises. La route est engloutie par endroit. Egira, une fille qui m’avait entrepris lors du premier enlisement m’avertit. Je ferais mieux d’enlever mes chaussures. Ah oui, en effet l’eau monte jusqu’aux genoux, avec un vache de courant. Je pense qu’on aurait eu droit à un troisième enlisement en voyant ça.

Trois passages de gué plus tard, faubourgs de Cuamba, animés pour cause de samedi soir. Egira qui parle vite et marche lentement me raconte, amusée, les réactions des passants à ma vue. Ils pensent que je souffre? Evidemment ma cocotte, si tu avançais plus vite! Je n’ai pas sur le dos l’attirail adéquat pour lambiner en chemin. Elle tient à m’accompagner jusqu’à un hôtel mais elle connait du monde par ici et s’arrête souvent pour tailler le bout de gras. Comme j’aimerais bien trouver un plumard avant l’aube et que les limites de ma patience se fissurent doucement, je la remercie chaleureusement et lui fausse compagnie avec cordialité.

L’histoire retiendra néanmoins que c’est dans ce Far-West absolu, cette ville de pistes et de poussière, aux confins du Mozambique, que j’ai croisé le premier hôtel qui affichait complet. Plus rien ne m’étonnera dans ce pays. La deuxième tentative sera la bonne. Je pose mon sac, il est pratiquement 21h30. 321 kilomètres au compteur, un record vient de tomber.