Ruby Backpacker, Nampula, petit matin clairet. Jaïl travaille ici, grand et costaud, sourire franc et regard sans triche, il a la tête toute ronde du vrai gentil. Il m’a vu me radiner hier, plein de pitié. Maintenant que je suis sec, on peut causer tranquillement. La cuisine où a lieu l’entrevue est sans prétention, un thé bien chaud à la main, lui-même préférant parler anglais plutôt que portugais, il engage la palabre.

Chouette, un séditieux! Je ne suis pas là pour balancer qui que ce soit mais il n’est pas le meilleur copain des politiciens qui sévissent par ici. Jusqu’alors, je n’avais croisé que des prudents dès qu’il était question de politique. Le fait que je porte le même prénom que le président les faisait rire jaune. Jaïl, lui, il s’en bat les reins. Son Mozambique est un pays corrompu et il insiste pour que je sois au courant.

Pour commencer, il m’explique mes quatre jours de route précédents. Dans le sud du pays, les routes sont bonnes et c’est normal, c’est la capitale et la partie la plus touristique du pays. Dans le nord, les routes sont bonnes et c’est normal, c’est là d’où sont originaires les différents présidents du Mozambique. Entre les deux, c’est tout pourri et c’est normal, le centre est un nid d’opposants politiques. L’ancien leader de la RENAMO était du coin et quand des mécontents doivent prendre le maquis c’est par là-bas que ça se passe. Il y a encore deux ans, on tirait sur les cars de touristes. Alors pourquoi le pouvoir central se ferait chier pour faire des jolis routes à des ennemis? Oké, je tiens une première explication et pas des moindres.

Jaïl est un humaniste et tout cela est selon lui totalement absurde. Il aimerait bien qu’on construise de bonnes routes, des écoles, des hôpitaux. Mais bizarrement, l’argent va dans les poches du gouvernement. On a découvert du gaz dans le coin. A la bonne heure! Il sait que les retombées économiques ne seront pas pour les siens mais pour la clique au pouvoir. Ah, au moins en Europe, ce n’est pas comme ça!

Salaud! Pas quand je suis en train de boire! Ce coup bas a le don de me réveiller, et c’est parti pour un large panorama des différentes forfaitures dont on peut être capable, nous aussi. Ah merde, il tombe de haut quand je lui raconte la Françafrique, notre pré carré corruptif et militaro-industriel. La majeure partie des bénefs de ton gaz ne sera même pas pour ton président et ses ministres mais pour des firmes étrangères lui dis-je. Il n’est pas d’accord, ils n’ont pas les moyens de faire autrement et doit croire en son for intérieur au capitalisme vertueux.

Joueur, il me lance sur les gilets-jaunes. Meeeeec, m’engage pas là-dessus, je vais te soûler de coups, t’assommer. Quarante ans de n’importe quoi, crise financière de 2008, renflouement des banques, coupes budgétaires qui suivent depuis, plus d’impôts et moins de service public, l’imposture Macron, il n’en revient pas.  Mais le gaillard est solide sur ses appuis, il contre-attaque avec de l’argent détourné par son ministre des finances et la chute libre du Metical depuis cette sombre histoire.

Offensif, il se permet de placer en louzdé le népotisme et l’incompétence des « fils de » placés n’importe où tant qu’il y avait de l’argent. Parade-riposte avec Jean Sarkosy et emplois fictifs. On se regarde, on soupire, on se marre, match nul.

Tout ça est bien beau mais je dois songer à aller sur l’île de Mozambique, c’est à près de 4h de route. D’où partir et pour combien? Quand soudain, la lumière apparaît : Quoi-comment-qu’ouïs-je? Tu y vas cet après-midi, avec ta propre caisse et tu me proposes une place à peine plus chère que dans un chapa? Putain, je crois que je viens de vaincre le boss final, les copains. Quelle pure sensation! Quatre jours de lutte acharnée et voilà que tout se termine sur le coin d’une table. Je vais caler mon séant dans une bagnole. Je vais pouvoir allonger mes jambes. Je vais pouvoir dormir comme un animal. Je nage en plein rêve.

Bon, faudra encore se fader une américaine, large comme une banquette de chapa. Tu m’étonnes qu’elle ait sauté sur l’occaz’. Départ entre 13h et 13h30? Haha, on me la fait pas à moi, Jaïl! Tout le monde sait que tu seras prêt une bonne heure après, au moins. L’américaine rouspètera, n’arrivant décidément pas à se faire aux coutumes locales. À peine parti, tu t'arrêtes déjà.Tu dois faire ton contrôle technique avant d'avaler la route? L’américaine rouspètera, on s’en tape. « This is Africa! » lui sortiras-tu, hilare. Tu conduis comme une chèvre et les gens font vraiment n’importe quoi au bord de la route? L’américaine rouspètera parce que les gens ne devraient pas faire ci ou ça et que tu devrais t’acheter des essuie-glaces et qu’en Amérique toussa toussa… T’en as rien à péter, ça se voit et ça me fait bien marrer.

La vache, j’ai dormi la majeure partie du temps. Elle avait l’air pourtant jolie, cette départementale traversant un pays bocager. On est à la fin du cinquième jour et plus de 1500 bornes plus tard, j’arrive sur l’île de Mozambique.

Victory is mine!