Le rendez-vous a lieu dans l’après-midi mais je me suis levé de bonne heure. Même pas attendu que mon réveil sonne pour prendre la mesure d’un ciel mi-figue mi-raisin. Il pourrait bien pleuvoir des cordes, cela ne changerait pas grand-chose. Masindi pourrait bien être anéantie par un séisme ou un déluge de feu, ma fébrilité n’en serait pas affectée d’un iota. J’ai rendez-vous cet après-midi.

Fébrilité? Mais oui, vous savez, ce mélange d’excitation et d’appréhension, comme un rendez-vous galant ou un entretien d’embauche. On ne veut pas être en retard, faire mauvaise impression, quelque chose d’important va se produire. Intérieurement, on a déjà tourné des dizaines de fois les dialogues, imaginé les réactions.J’avale un solide petit-dèj dare-dare. « Reste cool Philou, tu as tout ton temps! » Certes mais cela me laisse le loisir de prendre une bonne douche. Je me lave les cheveux avec un soin particulier, me brosse les dents avec frénésie. Ongles coupés soigneusement, ma barbe subit à son tour un ratiboisage consciencieux et approfondi. Je vous dis que j’ai rendez-vous.

Je dois retrouver un certain Yebo sur les coups de midi, c’est lui qui m’emmènera au lieu dudit rendez-vous. Oké, quelle heure est-il? Même pas 10h… Bon, ça ne va pas aider ma fébrilité de plus en plus galopante mais je me reprends du café, fume clope sur clope. Le soleil semble vouloir gagner la partie qui se joue là-haut, tant mieux. Les nombreux chats du New Court View Hotel se la glandent sans vergogne, affalés sur la pelouse. Les autres clients ont l’air de se la couler douce également. Le personnel flemmarde entre deux menues tâches. Avec ma consommation de pompier et ma nerveuse manie de checker l’heure toutes les cinq minutes je dois faire une ombre à ce charmant tableau.

L’heure approche. Yebo m’attendra devant son bureau, en face du « Traverller’s Corner Bar », endroit sympa pour boire son coup exception faite de la serveuse qui te reproche ouvertement de ne pas avoir les mêmes goûts que les siens en matière de bière… Comme si je demandais à ceux qui me commandent un crème ou un perroquet comment ils peuvent réussir à boire une telle merde… Bref, je m’égare, ce n’est pas du tout le sujet. Donc, le « Traverller’s », 200 mètres à tout casser. Je me donne une demi-heure pour les faire. Je rassemble mes affaires, me mets en marche. « Putain mais reste cool Philou! 0n t’a dit que tu avais le temps! » Je suis bien d’accord mais j’ai rendez-vous!

Vous n’allez sûrement pas le croire mais j’arrive en avance. « Sans déconner? » Hahaha, je vous jure… Bon, Yebo n’est pas là, c’est logique mais le cœur prend un petit coup de pression tout de même: son bureau affiche porte close… Damn, j’aurais dû me méfier, un africain qui fixe un rendez-vous à midi… J’ai dû être bien naïf sur le coup, sans doute aucun l’excitation du moment a eu raison de ma prudence. Il va sûrement se pointer à 14h comme une petite fleur et tout serait alors compromis. Le type de la boutique voisine me dit qu’il doit sûrement dans le coin et qu’il va partir à sa recherche. Je fais celui que rien ne peut atteindre, affichant une fausse sérénité de circonstance. Je ne dois pas tromper grand-monde si ce n’est moi-même. Voilà voilà, il ne me reste donc plus qu’à poireauter sagement.

Puis une grosse jeep kaki, un peu déglinguée, se gare devant moi. Yebo, la soixantaine bonhomme, est au volant. Il est 12H03 précisément; j’ai été mauvaise langue. Hop, je saute à ses côtés et nous voilà partis. Il faut bien compter deux heures de route sur une bonne vieille piste des familles. Les villages se font de plus en plus éparts à mesure que nous avançons. Ils s’effacent les uns après les autres pour laisser place à une vaste savane boisée. Devant nous une masse inquiétante de nuages proches de la saturation bouche sans concession l’horizon… Je l’ai dit plus haut, il peut bien tomber des seaux d’eau. Je m’en fiche éperdument, j’ai rendez-vous.

La menace finit par être mise à exécution. Alors que Yebo m’exposait ses connaissances sur la forêt humide que nous traversions, une pluie furieuse s’abat sur nous. La visibilité se réduit en un rien de temps à sa portion congrue. La piste ocre devient aussitôt un bourbier colossal. Les nombreux camions devant nous nous aspergent courtoisement de boue poisseuse et collante et les essuie-glaces de la jeep ne sont pas d’une efficacité à toute épreuve. Un peu de buée par-dessus tout ça et nous voilà au milieu d’une épaisse purée de pois. Et dire que je suis attendu.

Lorsque la pluie cesse, c’est pour mieux découvrir un étonnant spectacle. Nous sommes entrés depuis un moment déjà à l’intérieur du Murchison Falls National Park et la forêt semblait être la seule maîtresse à bord. La piste fauve, que n’aurait pas reniée Kessel, serait la seule à pouvoir transpercer cet impénétrable vert. Mais sur les bords de celle-ci, on s’active. Des dizaines de camions, des engins de chantier, des centaines d’hommes au travail, un terrain chamboulé par les ouvrages. On s’attend à croiser des singes et des oiseaux et on ne voit qu’ouvriers locaux et ingénieurs chinois.

On élargit la piste, on se retrouvera parfois sur des portions larges comme des autoroutes, dommage pour les arbres qui ont eu la malchance de se trouver là. On construit des ponts, pour mieux se prémunir des à-côtés des intempéries. Partout autour de nous le béton semble vouloir poser sa patte de prédateur… Il est si fréquenté que ça ce parc? Eh oui gamin, ce parc est le plus grand d’Ouganda, par sa superficie et le nombre de visiteurs. Le vieux Yebo sort les chiffres, fier comme s’il en avait la paternité. Il soupire malgré tout et son soupir se perd sur d’autres préoccupations.

Des types ont eu la brillante idée de trouver du pétrole au fond du lac Albert et son exploitation devrait débuter en 2020. Or, pas de chance, le lac Albert est à deux pas, il marque la limite occidentale au parc. Donc, si je sais lire un paysage, les jolis travaux en cours ne seraient pas faits pour soulager les lombaires des voyageurs? Yebo, dont ce parc est toute une vie de labeur, super-soupire. Il faut bien faire en sorte que des camions puissent se croiser sans encombre. Est-ce que tout ça ne sentirait pas, à terme, un futur pipeline en plein milieu? Il ne répond rien et ses mains agrippent le volant d’une étrange façon. Ho, ho, ho, reste serein, dépose-moi à mon rendez-vous, tu pourras taper sur des trucs ou des gens après.

Deux heures ont passé depuis Masindi et la piste s’achève dans une clairière, terre et caillasses, où Yebo stoppe sa machine. Nous sommes arrivés. Je scrute chaque recoin de l’endroit désert le visage fermé par la concentration, ce putain de rendez-vous n’a jamais été aussi proche. Le ciel est toujours un peu maussade, crachotant deux-trois timides gouttes; je m’en sors bien. Yebo est parti chercher le préposé du Parc, je suis seul pour quelques instants. Ma fébrilité le sent et s’en donne à cœur joie. Je refais pour la énième fois l’inventaire de mon sac. Batterie de l’appareil? Au top! Jumelles? Elles sont bien là. Cape de pluie? On s’en fout, il ne pleuvra pas des cordes, je le sais.

L’endroit est très calme. La forêt tout autour est étrangement silencieuse. Ils sont rares en Afrique, les endroits où aucun oiseau n’est entendu. A la place, on devine un grondement continu derrière ces rangées d’arbres. Un orage? Haha, non! C’est bien le bruit d’une eau qu’on perçoit. Comme s’il s’agissait d’un chant incantatoire, une mélopée gutturale et entêtante, je suis attiré par ces sons hypnotiques et d’outre-nature. Je me rapproche. Un surplomb où se tient un abri en dur est là. Puis…

Puis la vaste forêt se coupe en deux pour laisser le passage. En bas coule une rivière, non plutôt un fleuve au vu de la largeur, non pas un fleuve exactement, mais le fleuve. Le fleuve par excellence, celui qui domine et écrase tout par sa puissance évocatrice. Son cordon est vert comme la sylve compacte qu’il fend sans trembler de son trait puissant. Sorte de Moïse inversé qui ouvre la terre pour faire passer sur ses flots toutes les embarcations des mythes, des légendes et des imaginaires. Le silence de la nature environnante ne peut être que déférence devant tant de majesté.

Il n’y a pas que mon fort intérieur qui bouillonne d’émotion. Ses eaux aussi deviennent de plus en plus tumultueuses. Son lit va décroissant et le paisible vert se transforme en un blanc fougueux. Le bruit s’intensifie et bientôt ce ne sont que rapides rageurs. Le fleuve est là pour rappeler que l’eau trouve toujours son chemin et qu’elle est prête à rouler sur n’importe quoi pour s’imposer. Il y a décidément une inébranlable volonté de roi chez ce cours d’eau.

Puis le terrain se fracture, se déchire et se casse. Des blocs de roches se sont dressés un jour, ont surgi depuis les entrailles de la Terre, dans l’espoir de contrer la progression de cette masse souveraine. Mais rien n’est assez imposant pour stopper l’éternité en personne. Le fleuve enjambe et commence sa chute. Pas la plus haute, seulement une quarantaine de mètres. Pas la plus esthétique, j’imagine qu’un escarpement de six mètres de large n’égalera jamais les rideaux uniformes des Niagara ou autre Victoria. Mais ce fleuve est un roi, il lui fallait une performance historique, il aura donc la chute la plus puissante du monde. 300 m3/s, rien que ça.

La pression est faramineuse et l’eau, éjectée à toute vitesse, semble jaillir depuis la roche même. Des gerbes monstrueuses se déchaînent en un bruit assourdissant et vont ricocher successivement contre les parois du goulet dans des fracas surnaturels. Ces dernières encaissent les coups sans broncher quand bien même l’intensité paraît être toujours plus forte après chaque rebond. Des éclats d’écumes, comme des geysers furtifs, s’élancent sporadiques, à la verticale, au-dessus de vagues tourmentées et bouillonnantes. L’air est saturé de gouttes en suspension, comme un dense crachin écossais. Partout c’est un déferlement de violence inégalable. Je suis en train de regarder tourner la machine à laver du diable en personne et le spectacle est saisissant. L’eau n’a définitivement aucun ennemi à sa mesure.

J’imagine aisément les tronches du couple Baker, premiers blancs à tomber sur ce lieu farouche et envoûtant.

Quarante mètres plus bas, l’eau termine sa course dans une large cuvette où une deuxième chute se jette un peu plus loin. L’écume connaît ses ultimes soubresauts, les courants s’agitent une dernière fois avant de reprendre le fil continu qui était le leur avant cet accident du terrain. Là-bas, le soleil déclinant perce la nappe grise des nuages et symbolise merveilleusement l’élargissement paisible du fleuve. Les îles jonchées de papyrus, les berges luxuriantes peuplées d’éléphants, de buffles et de cobes, les eaux habitées par des cohortes d’hippopotames, l’air virevoltant d’oiseaux multicolores redeviennent bientôt la norme. Cette descente en bateau possède la saveur de l’accomplissement.

Je n’ai pas dit grand-chose lors de cette entrevue. Je pense même n’avoir pu que prononcer : « Putain, c’est ouf! » Et je dois l’avoir dit un paquet de fois tellement ça envoyait du pâté en face. Sûrement que lui s’en fout de ce qui vient d’avoir lieu. Des comme moi, il en voit défiler des dizaines et des dizaines chaque jour. De mon côté, je peux mourir tranquille. Aujourd’hui j’avais rendez-vous avec le Nil.