Le lundi matin maussade est un concept œcuménique. Kigoma s’est réveillée sous une grisaille morose. Ses rues se réveillent à peine, le brouhaha habituel doit être encore en train de traînasser au lit. C’est à peine si l’on reconnaît l’artère principale, si bordélique habituellement, qui remonte depuis la gare. Les boda-bodas se taisent, les motos ronronnent sur les trottoirs, les mini-bus attendent calmement, les nombreuses échoppes montrent encore portes closes. Les femmes n’ont pas encore déballé leurs fruits et légumes et les rares types qui sont déjà au turbin n’ont pas l’air spécialement enjoués. 8h, saloperie de lundi matin!

La rue dans laquelle m’a déposé le proprio du Jakobsen Guest House – un norvégien avec un nom pareil – est située un peu à l’écart du centre, en hauteur. Le calme y est encore plus prenant. Déserte, bordée d’imposantes maisons qui se taisent derrière de hauts murs, elle semble encore plus triste que le ciel. Au milieu de tout ce calme flotte un drapeau défraîchi derrière une enceinte fatiguée. Sur le portail grisâtre a été dessiné maladroitement un écu orné d’une tête de lion, soutenu par trois sagaies et posé sur un ruban où figurent ces mots qui fleurent bon la dictature: « Unité, travail, progrès ». Bienvenue au consulat du Burundi!

Evidemment, il est bien trop tôt pour une administration, c’est fermé. Et il n’y a aucune raison que l’on affiche les horaires d’ouverture quelque part. Une petite pluie fine et sournoise commence à tomber; pourvu qu’ils n’ouvrent pas à 10h ou quand ça leur prend… Soudain une voix bonhomme m’interpelle, et en français s’il vous plaît. Un gros type café-au-lait, une tête à la Forest Whitaker, costume kaki, cravate s’arrêtant au milieu du ventre, calot vissé sur le crâne et chaussures pointues impeccablement cirées, me demande le pourquoi du comment de ma présence ici. Ma réponse lui convient. Il est le chauffeur « de Monsieur l’ambassadeur » et en tant que burundais il ne peut pas me laisser poireauter comme ça. Il est de son devoir, pour ne pas dire honneur ou dignité, de me laisser entrer. D’autant plus que de sournoise, la pluie est en train de tourner méchante. Mais « présentement » il doit aller chercher son patron. Il frappe au portail, un petit maigrichon en chemise rose, satinée et trop large, ouvre. « Bonjour! » Ah non, perdu! C’est l’homme d’entretien, il est tanzanien et ne pipe rien au français…

L’attente n’aura pas été trop longue, bien abrité sous un perron, bien assis sur une banquette à l’assise éventrée par endroit, à regarder cette chemise de soirée profiter que la pluie se soit calmée un peu pour balayer la cour. Ouverture des bureaux à 9h et monsieur le consul est ponctuel. 4x4 blanc, costume sombre, chemise bleue, pas de cravate. Formalité d’usages avant d’entrer, il s’assure que je lui raconte bien les mêmes choses qu’à son chauffeur. Il a l’air convaincu, il ouvre les locaux et m’invite à entrer.

La salle est carré, les banquettes sont du même style que celle postée dehors mais d’un meilleur état et d’une autre couleur. Une grande table basse, ronde, en bois noir, trône au milieu sous les pâles endormies d’un ventilo. Sur les murs, des portraits sont accrochés, dont celui de Nkuruziza, le cher président. Les autres sont plus anciens, les photos sont passées, probablement des héros de l’indépendance, probablement morts assassinés ou en exil, c’est la norme au Burundi.

Monsieur le consul est assis sur une banquette, moi sur une autre. Il a mon passeport en main, tourne les pages, revient en arrière, scotche sur le fait que mon nom soit un prénom, refeuillette avec nonchalance, étudie les visas déjà délivrés, va même jusqu’à fixer les feuillets vierges. Tandis qu’il fait mumuse avec mon passeport, je lui raconte pour la deuxième fois en moins de dix minutes mon projet, mon trajet et tout le bazar. Des congolais, des canadiens et des belges m’ont assuré que le pays était super. Je ne lui dis pas que les réserves émises concernaient les périodes électorales. Il reste dubitatif néanmoins. J’aurais dû passer un autre jour qu’un lundi matin.

Dernière cartouche, je dégaine mon portable et lui montre le chemin déjà accompli. Ah, ça l’intéresse d’un coup. Mozambique, Malawi… Passer au Burundi, atteindre le Rwanda puis l’Ouganda, continuer à voir ces lacs qui jalonnent le parcours, Kivu, Edouard et Albert. Son visage s’adoucit soudainement. Il s’appelle Albert! Il doit se sentir flatté que je veuille voir un lac qui porte le même nom que le sien. Il se serait prénommé Fulgence ou Modeste et j’étais recalé…

Il consent à accepter ma demande de visa mais m’explique-t-il, cela prendra quinze jours. Deux semaines? Eh oui gamin, il doit écrire un courrier, l’envoyer à Bujumbura, attendre qu’un quidam examine ma demande, écrive une réponse et la réexpédie ici, à Kigoma… Je fais la moue devant un tel délai. Tant pis mon vieil Albert mais je ne vais pas rester ici, à attendre si longtemps. Certes, la vue est belle là où je crèche mais ça fait déjà trois jours que je campe en compagnie d’insectes proches de Godzilla! Je contournerai ton pays pour aller direct au Rwanda. Pour le tarif que tu demandes en plus! Merci pour les infos en tout cas!

J’allais me lever, saisir ma besace quand il s’aperçoit du manque à gagner. Allez paf! Je suis convié sans mot dire dans son bureau. Il ne va pas laisser s’envoler 90$ sans tenter quoi que ce soit, pas fou le type. Pour aller chez le « faux jumeau » qui plus est!

Apparemment, le lundi matin  à Bujumbura, c’est réunion au ministère de l’immigration (saloperie de lundi matin). Des grands pontes assurément. Il tripatouille son portable, envoie des textos, allume son ordinateur, revient à son téléphone. Entre lui qui fait l’affairé et moi qui ne sais pas où poser les yeux, le silence est pesant dans cette petite pièce sans apparat. Il le brise en passant un coup de fil, raccroche rapidement et me fixe d’un air dense. « Jeudi, vous aurez votre visa. » Wohaa, la classe! J’ai pris du grade en matière de négociations ou quoi? Mes respects Monsieur le consul!

Là je passe entre les mains de sa joviale assistante. Pendant que je remplis dûment l’officielle fiche d’informations, elle m’explique qu’il serait judicieux de m’enregistrer à l’ambassade de France à mon arrivée, dès fois que je me fasse kidnapper. Ce serait bien malheureux comme aventure, ajoute-t-elle en substance. Je relève la tête, froncement de sourcils. Ça n’arrivera pas qu’elle me dit… Et puis le Burundi a une forme de cœur, ça veut tout dire... Mmh, ce doit être de l’humour burundais. Ce sont d’anciens belges après tout. J’invente une réservation bidon dans un hôtel repéré sur le net, lui tends ma copie.

Encore de l’attente. Je papote sagement avec le chauffeur sur le perron. Il en a vu du pays, Albert en a fait des postes en Afrique. Mais il se rapproche de plus en plus de la terre natale. Bon signe ou pas, je n’ai pas posé la question. Puis madame la blagueuse revient vers moi et me tutoie.

« Ton visa sera prêt mercredi. Et n'oublie pas l'argent!»

Deux semaines transformées en deux jours sans effort. Quand je pense aux proprios norvégiens qui ont toujours été recalés… Un solide soleil a remplacé la pluie. Jeudi je serai au Burundi. Pas pire comme lundi matin en fin de compte.