De poussifs camions crachent leurs poumons. Leurs fumées noires épaississent encore un peu plus la nuit qui est en train de tomber. Tout autour, c’est un concert de klaxons. De sonores cohortes de boda-bodas piaffent pour se faufiler ou éviter de se faire aplatir. Les 4x4 forcent les passages, empiètent sur les trottoirs. Les taxis jouent des coudes pour un touche-touche généralisé. Pas de mini-bus, ils ont interdiction d’emprunter ce tronçon, c’est déjà suffisamment le foutoir comme ça. Circulation dense sur la Tanzam Road, l’axe Dar-es-Salam – Zambie. Mbeya, sortie des bureaux, bouchons. Comme un retour à la réalité après la parenthèse de quiétude malawite.

Ici, le rift africain fait son i-grec. Soit vous filez plein Est pour atteindre le cœur de la Tanzanie, soit vous empruntez la branche occidentale vers le lac Tanganyika. Au choix. Mbeya s’est postée ici, au cœur de ce monumental embranchement, ceinturée de sommets et de volcans avoisinant les 3000 mètres. Ville minière à son origine elle s’est bâtie et dispersée sur des collines, la Rome des « Southern Highlands », celle du pauvre. Devenue aujourd’hui un carrefour, ville étape par excellence, elle dégouline dans la plaine en des faubourgs affairés et encombrés de motels aux néons tapageurs.

Le contraste est marqué dès qu’on prend de la hauteur. Là, les noms des rues sont signalés par des panneaux rouges, sponsorisés par Coca-Cola. Eh oui, c’est comme ça. Elles quadrillent des quartiers paisibles blottis à l’ombre des jacarandas et dominés par le crâne dégarni du Loleza Peak. Des petits immeubles de trois étages, deux ou trois plus hauts et plus criards abritant des banques, une improbable densité de stations-service, des hôtels plus ou moins cossus, une cathédrale discrète, une vue impeccable sur le Rungwe et surtout sur les nuages qui l’enturbannent. Bucolique Capitole.

J’y rencontre Goba, un rasta, 46 ans au compteur. Il vit ici depuis vingt ans après avoir sillonné son pays dans tous les sens. Il est tombé amoureux de la région, aussi belle que la ville est sans charme. Mbeya, le Grenoble tanzanien… Devenu mon poto de comptoir, il m’apprendra comment causer le swahili de la street, m’emmènera voir le lac de cratère du Ngozi, et ira même jusqu’à négocier pour moi le prix du trajet jusqu’à Sumbawanga. Il devient menaçant quand on se dit au-revoir: j’ai intérêt à le prévenir au moment où je repasse en Tanzanie; Mwanza, Arusha, Moshi, peu importe, il sera prêt à faire le déplacement pour qu’on puisse percer ensemble une petite Safari bien fraîche.

Depuis Mbeya la route file Sud-Ouest jusqu’à la frontière Zambienne puis fait un coude vers le Nord-Ouest pour emprunter ce prodigieux couloir où s’étire le lac Tanganyika et dont l’unique débouché se situe à Kigoma, 700 kilomètres plus loin. La route était bonne mais que ce fut long pour atteindre Sumbawanga. Peut-être parce que nous avons été arrêtés un bon moment sur un bas-côté à la sortie de Mbeya, avec une multitude d’autres bus. Sans doute un bête contrôle routier. Et tous ont été relâchés en même temps. La scène avait tout d’un départ des 24h du Mans, chaque chauffeur essayant de griller des politesses pour passer en tête au premier virage. Hahaha! Quel magnifique bazar orchestré par la police! Peut-être aussi parce que nous nous sommes arrêtés près d’une heure à Tunduma, la ville frontière, pour on ne sait quelle raison, je cherche toujours.

Premiers paysages de savanes tels que l’on peut se les représenter. De grandes plaines herbeuses, un acacia solitaire par-ci par-là et des sommets, toujours, couchés sur l’horizon lointain. Le bus avance au milieu d’un vaste rien, Mbeya semble avoir été le dernier îlot de modernité avant longtemps et Sumbawanga a les allures d’une ville construite par d’intrépides pionniers.

Un cardo, un decumanus, des rues en latérite et en damier tout autour. Une portion de la croix est jonchée de bars comme autant de saloons. Une autre est dédiée aux pièces de rechange. Les mécanos ont par ici la même importance sociale qu’un maréchal-ferrant et les déserts de l’incertitude concernent les mécaniques désormais. La troisième se consacre à la téléphonie. La dernière est occupée par la gare routière et des gargotes d’équipements divers. Les maisons ont un étage, jamais plus haut. Seule la grosse tête carré du « Holland Hotel » dépasse, pas même un clocher ou un minaret pour le concurrencer. Le tout est peuplé par des gars aux mines patibulaires qui, avachis sur leurs bécanes ou assis dans leurs boutiques, ricanent ou m’interpellent quand je passe à leur niveau. On dirait Cuamba, en un peu mieux dégrossi.

Je sens que ça va être gai, vous aussi non? Hahaha! On ne m’a jamais autant payé de coups qu’ici. Le pompier local, l’agronome en mission dans la région, le réfugié congolais. Limite si les filles de joies firent de même! C’est plus ce que c’était le Far-West, les étrangers y sont finalement bien reçus!

Heureusement les traditions sont respectées à Kasanga! Charmante petite bourgade sise sur les rives du Tanganyika que l’on atteint au bout d’une piste difficile. On m’a assuré que le MV Liemba, rafiot construit en 1915 par nos amis teutons, y passait encore et m’emmènerait à Kigoma. On m’a assuré que le Liemba Beach lodge était une bonne place. D’accord, les gens à Sumbawanga payent leurs tournées mais ils sont farceurs. Le bateau est en cale-sèche pour maintenance depuis le mois d’octobre. Conséquence logique, le Liemba beach lodge n’a plus vraiment de raison d’être tant que le ferry n’est pas en service. Quand j’y débarque, je trouve un endroit désert, à l’abandon, à moitié envahi par les eaux tumultueuses du lac. Comme un funèbre hasard l’orage éclate à ce moment-là, l’endroit devient sordide. Bon…

Je remonte ce chemin pierreux, reviens là où le bus m’a déposé. Un panneau, aperçu à l’arrivé, indique un bar-lodge plus loin. Je croise en chemin une bande de mecs et leur demande leur avis sur la situation historique. L’un me montre la voie à suivre, tous éclatent de rire quand je m’éloigne. Oké… Les gamins m’ont repéré, ils m’escortent le sourire en coin… Mmmh, je sens de plus en plus que ce bar-lodge est une légende urbaine et que je vais devoir planter ma tente à l’arrache sous une pluie battante… Eh non, les gamins m’arrêtent devant une bâtisse blanche dont les fenêtres sont contourées en vert. A la bonne heure mais le tout est solidement cadenassé. Un gosse s’en va alors dévaler un sentier au milieu des taillis en hurlant un prénom. Les autres attendent avec moi, ils n’ont plus le sourire en coin mais les coudées franches. Les petits salopards, ils se payent ouvertement ma fiole…

Après quelques minutes, une mama, probablement moins vielle qu’elle n’en a l’air, déboule des taillis en soufflant. Elle a des clés, elle m’ouvre, le lit est à dix-mille T-shillings, c’est donné, je prends. Pas d’eau, pas d’électricité, pas de problème, je prends. J’ai été inconséquent par contre, même pas une boîte de sardines sur moi, je demande où je peux trouver à manger. Elle me fait signr de la suivre et nous descendons au travers des fameux taillis. Au débouché du sentier casse-gueule, quelques maisons en chaume et pisé, entourées d’agriculture vivrière et le patron du lieu, rondouillard en chemise bleue et futal blanc. Ce dernier me montre un vieillard dans sa cour, le « chef », qui m’assurerait presque qu’un tournedos façon Rossini accompagné d’une purée aux truffes, servi avec un Côtes-de-Nuits 2006, serait possible. T’inquiète pépé, si tu trouves un morceau de poulet ce sera parfait.

J’ai su que ce vieux était le chef, le chef du village j’entends, quand il est remonté vers le lodge avec moi. Il a sûrement mis ses meilleurs gars sur le coup, me dis-je alors. Il s’est posé à mes côtés, sur les marches, on s’en est grillé une ensemble dans le noir épais de la nuit pluvieuse. C’est là qu’il a refroidi mes espoirs de croisière. Il m’a aussi dit laconiquement que le Liemba beach lodge était de la merde tenue par des cons… Bon, mais rien n’est perdu, il y a les Kalombo falls dans les environs. « Bah ouais mon gars mais tu ne trouveras personne ici pour t’y déposer, personne n’a de voiture ou de moto dans le patelin. » En gros, je suis venu pour rien? Silence profond en guise de réponse. Il retourne alors dans ses pénates en me faisant comprendre qu’il ne faudrait pas que je loupe le bus pour Sumbawanga demain matin. Départ à 6h. Allez, Salut! Voilà, voilà…

Alors, je reste là, en compagnie de ce magistral échec et de la mama, assis sous le perron dans l’obscurité la plus complète. Interdiction d’utiliser ma frontale, ça attire les moustiques. Elle n’est pas perturbée pour autant. Elle prépare sa petite tambouille, tranquillement plongée dans le noir. Elle a apporté son petit brasero et se concocte son ugali et ses sardines fumées à la sauce tomate. Elle pense que je maîtrise le swahili comme personne. Alors elle me cause, pointe du doigt des directions dans l'épais goudron de la nuit. Difficile de s'imaginer les mots qu'elle tente de m'apprendre. L'orage est reparti de plus belle et je me demande intensément ce que je fous ici.

Elle avait préparé et mangé son repas, était proche de finir sa vaisselle quand un grand type surgit de la nuit pour m’apporter un quartier de poulet, comme convenu, et une quantité invraisemblable de frites.

C’est ce grand dadais qui me demandera d’aligner 35000 T-shillings pour le repas, soit l’équivalent de 13 euros… Heu… Comment dire? Évidemment il cause moins anglais que moi swahili. J’essaie de lui faire comprendre que jamais de la vie le souper est plus cher que le gîte, qu’à Mbeya le même repas coûte six fois moins cher. Même une piaule y est moins onéreuse. Dialogue de sourd. Je lui propose de lâcher 10000, ce qui est déjà un beau geste. Il ne veut rien entendre. Mec, sois un peu souple, même à Paname tu peux être mieux servi à ce prix-là! Nenni, il commence à hausser le ton.

Oké frérot, tu veux jouer à ça, bouge pas, je vais te dégotter un interlocuteur qui va t’expliquer que t’es un fripon. Hop, téléphone, WhatsApp, Goba, appel. « Mambo Rafiki?... Poa poa, ashante!.. Attends je te passe un de tes compatriotes qui essaie de m’escroquer.. » J’aurais dû mettre le haut-parleur pour entendre Goba aboyer sur le type, cela-dit ç’aurait été con comme idée, j’aurais rien capté. Mais voir le gars se décomposer en direct m’a bien fait sourire. Il ne s’y attendait pas à celle-là… Je m’en sors pour 10000 et il ne fait pas son déçu en empochant mon bifton. Manquerait plus que ça…

Bon, je fais le malin avec cette histoire mais me voici de retour a Sumbawanga, je dois attendre le lendemain matin pour aller à Kigoma, je viens de brûler 48h. Pour les petits curieux, Sumbawanga-Kigoma, c’est plus de 500 kilomètres et faut compter 11 bonnes heures. Forcément je ne retiens que la partie dégueulasse du tronçon, celle qui secoue rudement et empêche de dormir. Cela-dit, il s’agit peut-être d’une volonté d’esthète de la part de la DDE locale. La route traverse à ce moment-là une merveilleuse forêt d’acacias blancs, juste avant Mpenda. J’ai toujours l’impression d’être le seul à sortir couvert de poussière dans ces moments-là… Mes voisins ont tous l’air à l’aise et je ne pense jamais à demander comment ils font. Un jour, peut-être...

Puis Kigoma, ville qui n’est même pas reliée au réseau électrique tanzanien; elle s’alimente toute seule. Terminus de la ligne de chemin de fer qui part de Dar-es-Salam. Là où l’illuminé Livingstone s’est retiré avant d’être retrouvé par le sordide Stanley. Là où je croiserai une troisième fois Serge et Claudia pour la petite histoire. Là où tout est stoppé par le Tanganyika. De l’autre côté, une imposante masse noire de montagnes se dresse pour engloutir plus rapidement le soleil en fin de journée. Le Congo semble impénétrable depuis la rive tanzanienne, comme une méchante frontière avec l’Afrique Centrale. Kigoma, le bout de la piste, le Far-West de l’Afrique de l’Est.