Mon vol est à 23h25, aéroport de Chennai. Mahabalipuram est à une petite soixantaine de kilomètres. On me dit de prendre le bus 515 jusqu'à Tambaram, puis de là un autre bus pour l'aéroport. Le tuyau semble infaillible, toutes les personnes interrogées ont répondu la même chose. Quelques uns, jamais avares dès qu'il s'agit de te prendre pour une buse, avancent que cinquante minutes sont nécessaires. D'autres moins vicelards annoncent deux heures de trajet. Je vais plutôt croire ces derniers.

Le rickshaw m'a déposé à l'arrêt, à la sortie de la ville. J'aurais préféré qu'il le fît à la gare routière mais le type est formel: les bus sont réguliers, pas moyen que je me plante. 18h sont passées depuis peu, le jour décline lentement mais sûrement. Du bleu pur à l'orangé vif, le ciel change de tenue. Les cirrus qui zèbrent le ciel absorbent le crépuscule naissant comme des éponges. Jolie lumière, mes derniers instants indiens respirent la sérénité. L'espèce de quatre-voies sur laquelle je me trouve, son cortège de chauffards tonitruants, ne peuvent pas altérer ce paisible sentiment. Serais-je soulagé de quitter ce pays? C'est probable.

Un bus arrive. Ce n'est pas le mien. Un autre bus se pointe. Non plus. Puis encore un autre. Toujours pas. L'heure a tourné, on est entre chien et loup désormais, et je commence à me demander si le rickshaw ne m'a pas pris pour un jambon. Comme un petit cadeau d'adieu.

J'avise un vieillard passablement édenté. Il possède tous les dehors de l'homme bien renseigné; il porte avec lui des papelards avec des listes de passagers et il taille le bout de gras avec tous les chauffeurs qui s'arrêtent à son niveau. Il me répond poliment mais ses yeux ne mentent pas : « Du con, t'es pas sur le bon côté de la route! C'est l'arrêt d'en face! C'est pourtant pas compliqué, con de touriste!»

Hahaha! Le Rickshaw s'est donc payé ma face à peu de frais. Pour le coup, pas fâché de quitter ce pays. Les indiens ne sont pas méchants mais l'honnêteté intellectuelle n'est vraiment pas leur tasse de chaï. Ils en sont pénibles à la longue. Ça sent le stress qui grimpe. Je traverse la quatre-voix au pas de course, un 515 arrive justement. Je l'attrape au vol, petite suée au passage. 18h35, ça va, je suis large.

Petite satisfaction, comme une sucrerie: mon bus est pimpé. Eh ouais! Depuis le temps que je les voyais passer, avec leurs pare-brises ceinturés de néons aux couleurs flashy et leurs klaxons de caravane de Tour de France. Je n'avais emprunté jusqu'alors que des tristes et des pouraves. Il aura fallu attendre mon dernier jour, j'apprécie l'attention délicate.

À bord l'ambiance est bien psychédélique. À l'avant du bahut, des guirlandes jaunes, verts, bleus, rouges, clignotent à qui mieux-mieux. De la musique indienne est crachée à plein tube. Percussions aux accents guerriers, cuivres rutilants, voix déterminées. Le style est épique et donne l'impression de courir subitement après le temps. Et puis il fait chaud dans cette satanée machine. Le front perle, automatique...

Je suis large, encore une fois, mais j'ai tout de même la désagréable sensation que mon vol me passera sous le nez. C'est crétin comme idée et mon front perle un peu plus...

Une figurine de Ganesh est collé à l'avant. Le chauffeur, placé sous ce bienheureux patronage, peut donc conduire comme un taré. Rien ne peut lui arriver. Sa corne de brume en alerte, il écarte par sa puissance les misérables véhicules autour de lui. Son receveur joue du sifflet constamment. Il pile comme une brute pour faire descendre des gens, n'attend pas que tout le monde soit encore monté pour redémarrer. À croire qu'il donne tout pour que je sois à l'heure pour l'enregistrement.

Ses velléités de roi de la route finissent par prendre un coup. La route qui filait à travers champs doit maintenant traverser des patelins et c'est l'heure de pointe. Cela-dit, l'heure de pointe en Inde commence dès 6h du matin pour finir vers les 23h, bref la circulation se fait soudainement dense. Kallembakam: le bus fait son stop et la moitié des gens m'annonce que je suis arrivé à destination. Putain les gars! Vous voyez pas que j'ai google map avec moi? Je vois bien que ce n'est pas là que je m'arrête. C'est quoi votre intérêt à vouloir me faire descendre ici? Vous êtes vraiment tordus, c'est pas possible autrement...

En réalité, nous sommes entrés dans la grande banlieue de Chennai. Ça coince de tous les côtés. Partout ce ne sont que files bordéliques de véhicules déterminés à avancer coûte que coûte, quitte à faire n'importe quoi. Les rues grouillent de lumières, de carrioles, de piétons, de vaches qui se la glandent au milieu de tout ça. Le bruit des klaxons est si violent qu'on n'entend plus la musique. On avance au pas, l'air ne circule plus dans la carlingue, la température devient lourde et poisseuse. Ma mèche UMP s'agglutine et ma chemise s'imbibe...

Et les minutes défilent. Deux heures que je suis monté dans ce bus. Et c'est au prix de pénibles efforts que nous atteignons finalement Tambaram. Terminus, tout le monde descend. Il s'agit maintenant de mettre la main sur le bus pour l'aéroport. La nuit est épaisse sur cette banlieue qui semble désœuvrée. La gare routière est glauque à souhait, grande contre-allée malodorante à l'éclairage pâle et sordide, bordée d'échoppes de street food. Les gens me dévisagent méchamment. C'est vrai après tout, qu'est-ce qu'un sac de farine chargé comme un baudet vient foutre en pareil endroit à cette heure? Moi-même, je me pose la question.

Le 70C. Il faut que je trouve le 70C. Les gentils préposés des transports du Tamil Nadu m'envoient vers son emplacement. Les gestes et les intonations pour te montrer une direction semblent toujours t'indiquer d'aller te faire mettre ailleurs. Brusques, mal aimables. C'est leur façon à eux, rien de méchant au final. Mais j'ai beau m'y être fait, ça fait toujours drôle. Même après deux mois sur place.

Enfin, j'arrive à trouver le bus. Plutôt, je trouve enfin une âme charitable pour me montrer le bon bus. Je suis en dehors de la gare routière, sur un large bas-côté. Les réverbères de la route sont loin mais on les a jugés suffisamment proches pour ne pas éclairer cette extension du terminal. Là, dans un semi-obscurité de coupe-gorge, plusieurs bus sont à l'arrêt, serrés les uns contre les autres. Un pauvre vendeur de cacahuètes est là, quelques passants et des minutes qui défilent.

Bon, ce serait bien que le chauffeur arrive... on approche des 21h, je ne suis pas d'un naturel inquiet mais tout de même. Le bus se remplit peu à peu. Toujours pas de chauffeur. Puis trois types se pointent. L'un porte le futal marron-beige officiel. C'est sûrement lui. Le départ est imminent. Haha, penses-tu! Avec ses deux potos, il s'éclate un énorme pétard. Et puis un violent, vu les énormes quintes de toux qu'ils se payent après chaque latte tirée. Haha, c'est un type défoncé qui va me déposer à l'aéroport. Génial!

Et c'est parti! Retour au bus crade et vétuste. On avance au ralenti aux milieux d'échangeurs et de larges avenues bouchées dans les grandes mesures. C'est une sérieuse fournaise là-dedans. J'ai beau être assis et me tenir tranquille, je transpire comme un bœuf. Mes cheveux doivent être collés entre eux et j'ai l'impression de puer comme mille boucs. Il va être content mon voisin dans l'avion...

Puis, j'aperçois au loin une grande structure lumineuse, silhouette typique d'un aéroport. Enfin, j'y suis! Eh non mon gars, pas encore, ce serait trop facile. Ici on ne te dépose pas devant les terminaux mais sur une pauvre petite route, aux trottoirs défoncés, coincée entre deux hauts murs. Pas de passage transversal, il faut contourner. Droite? Gauche? J'ai sûrement joué le mauvais chameau, alors j'ai marché, marché pour contourner ce rempart dont l'utilité reste à prouver puis traverser un immense parking.

Il est 21h30, je n'ai plus des masses de temps devant moi. Je force le pas. Mon sac est salement pesant, ça m'apprendra à vouloir envoyer un colis un dimanche. J'arrive dans le hall des départs en totale liquéfaction. Je dois avoir une vraie sale gueule et une odeur fétide. Haha! J'en viens à me dire qu'ils ne vont même pas vouloir de moi dans l'avion.

Je n'ai plus d'allumettes avec moi mais j'ai un briquet. Bon, je vais éviter de le mettre dans mon sac à dos cette fois. Bien m'en a pris. Placé dans ma besace, il aura permis à la sécurité indienne de me mettre un ultime coup de pression. C'est drôle, les mecs me parlent comme si j'étais un terroriste sanguinaire et m'interrogent sur le contenu suspect comme le feraient des cow-boys.

Relax Philou, tu quittes l'Inde. Le type à qui je remets mon briquet affiche un fier sourire. Il doit probablement se dire qu'il vient de déjouer à lui tout seul un complot planétaire. Haha! Vous êtes totalement oufs les mecs, changez rien!

Mon voisin dans l'avion est thaïlandais. J'espère qu'il n'a pas le nez sensible. J'ai certes eu le temps de sécher avant de monter à bord... Attendons de voir. Au bout de quelques minutes, je le sens totalement immobile. Je tourne la tête. Damn, il a tourné de l’œil à cause de mon odeur? Ah non, il dort. L'avion n'a même pas entamé son petit tour de tarmac et le mec dort déjà. Propre.

Derrière, une bande de beaufs indiens a pris place. Ça sent le séminaire à Bangkok. Que des couilles. Soyons rassurés, voilà bien un concept universel. Les rires gras fusent. Les gars savent pas se tenir. Au moins le personnel de Air Asia est patient. Putain, je n'avais jamais vu ça auparavant. On était au bout de la piste, attendant de nous élancer, et les types se levaient, se baladaient, ouvraient les casiers pour chercher des trucs dans leurs sacs. La vache, ils sont vraiment patients chez Air Asia.

Puis l'avion décolle. Chennai déploie ses réverbères tentacules au milieu de la nuit. Bye bye India. Merci pour le spectacle. Ton histoire, ton passé, tes temples, ton incroyable richesse culturelle, tes couleurs, ta douceur envoûtante, ton oppressante frénésie, tes villes foutraques, ton urbanisme à l'arrache, ta ferveur démesurée, ta cuisine multiple, tes identités, ta putain de mousson, ton bruit incessant, tes chauffards, ta logique de peuple élu, ta parano, ta puritaine frustration, ta saleté, tes insupportables odeurs de merde qui sortent de nulle part... Merci pour ces deux mois dans la quatrième dimension.

Je reviendrai, assurément. Mais en attendant, je suis content de partir.