Tonlé Sap. Lac? Rivière? Les deux mon colonel! Les cambodgiens ont en réalité baptisé un système hydrologique. Vaste, il est planté au beau milieu du Cambodge. Après prise d'informations, voilà quelque chose d'unique en son genre. Pas de source. Le cours d'eau va se jeter dans le Mékong, à hauteur de Phnom Penh. Mais lorsque celui-ci atteint sa période de hautes eaux annuelles, le cours s'inverse et l'eau remonte vers le lac. L'ensemble sert de réservoir naturel pour accueillir le trop-plein d'eau du grand fleuve et éviter des crues dévastatrices. C'est quand même bien foutu quand on y pense.

Comme n'importe quelle zone humide, c'est un trésor de bio-diversité. Pour les millions qui habitent autour, c'est un poumon économique. Là, vit une société lacustre dont la pêche est l'unique source de revenus. L'ensemble est menacé, cela va sans dire. Une sédimentation galopante et une sur-exploitation malheureuse rendent l'équilibre précaire. Mais ce n'est pas le sujet.

J'avais vu qu'on pouvait rejoindre Phnom Penh en bateau depuis Siem Reap. La belle affaire. Joindre l'utile à l'agréable. Rallier ma prochaine étape tout en observant des oiseaux et les fameux villages flottants qui jonchent l'endroit.

Perdu! Basse saison oblige, pas de bateau pour la capitale. Mais celui pour Battambang est opérationnel. Ça me va, l'idée est la même, alors zou!

J'avais descendu la Nam Ou au Laos en compagnie de locaux uniquement. Je rallierai Battambang avec quelques français, des allemands, des italiens, des espagnols et un seul pépé cambodgien. C'est une excursion en somme.

Nous voilà partis. Les cigognes, les aigrettes, les martin-pêcheurs et les autres, tout le monde s'en branle. Ah non, pas les allemands à côté de moi. Eux aussi ont dégainé les jumelles. Ils doivent être des professionnels, la fille arbore un magnifique t-shirt à l'effigie d'un congrès de biologie. Ce n'est pas le propos.

Le trajet a duré six bonnes heures. On a eu le temps d'en traverser des villages flottants. Effectivement, ce n'est pas banal. Des bicoques posées sur pilotis, au ras de l'eau, au milieu d'une forêt alluviale. Les premiers villages traversés sont souvent colorés. Les maisons sont vertes, bleues, rouges. L'ensemble est mignon. Chaque famille fait ses courses en pirogue. Depuis combien de générations?... J'admire les gens qui vivent ici.

Puis à mesure qu'on avance, qu'on s'enfonce sur la Sangker, la réalité saute aux yeux. L'immense pauvreté de ces habitations et de ceux qui y vivent devient criante. Les premiers villages traversés, coquets en diable, serviraient-ils de vitrine pour un tourisme en manque d'authenticité et qu'il ne faudrait surtout pas trop choquer?

Le cours de la rivière est tortueux, nous avançons donc au pas. Le lit n'est pas spécialement large, nous passons très près de ces maisons en mauvais état, des embarcations vétustes et des locaux qui semblent condamnés à vivre éternellement dans ces marais. Hormis les enfants qui font coucou, ils affichent une indifférence manifeste, quand ce n'est pas du mépris, pour notre rafiot. Ils ont bien raison.

Dès que l'on croisait un pauvre bougre en train de repriser son filet, poser ses casiers, remonter son carrelet, passer sur sa pirogue, les flashs crépitaient. La plupart s'évertuait à mitrailler le moindre cambodgien à moins de dix mètres, quelque soit son occupation. Sans demander le moindre consentement, cela va de soi. Moi qui n'aime pas prendre les gens en photo, j'ai vite rangé mon appareil et regardé ça dubitatif.

Quand ils montreront leurs clichés à leurs amis, que diront-ils? « Regarde Jojo, ça c'est un authentique cambodgien qui a de l'eau jusqu'à la taille parce qu'il doit réparer sa pirogue. - Formidable, il a vraiment une authentique tête d'authentique cambodgien. - Oui, et regarde sa maison totalement déglinguée et ses enfants en haillons, c'est authentique aussi! »

Je me figurais mes compagnons de trajet dans leurs jardins ou leurs intérieurs. Voir cette madame Lanturlu en train de tailler ses rosiers. Ce monsieur Machin bouquiner au coin du feu avec Médor à ses pieds. Moi-même en train de tirer des bières ou de servir des express', tiens. Puis imaginer un lâcher de chinois pour venir nous surprendre dans nos occupations quotidiennes.

« Oh regarde Wu! Mate un peu ce bourgeois qui lave son Audi! - Oh oui dis-donc! Incroyable, il a une moustache aussi! La vache que c'est authentique! - Oh et là, regarde ce blondin qui ouvre une bouteille de pinard! - Génial! Voilà qui est authentiquement français! »

Ces gens-là péteraient un boulon assurément. Ça finirait par m'agacer en tout cas.

Ce n'est évidemment pas la première fois que cette idée me vient à l'esprit. Qu'est-ce qui nous donne de la légitimité à aller traquer l'autre jusque sur le pas de sa porte? Parce qu'il est différent? Parce qu'il est pauvre, alors on ne lui demande pas son avis? Et si on organisait des excursions pour aller photographier au plus près les milliardaires sur leurs yatchs à Saint-Trop'? Pourquoi le Cambodgien ou le Papou et non le Danois ou le financier de Wall Street? Parce que leurs modes de vie semblent avoir plus de sens que le nôtre? Est-ce une réelle soif de découverte de l'altérité ou est-ce du voyeurisme? Qui décide de l'authenticité d'un peuple ou d'une situation? Où commence-t-elle et où finit-elle?

Retour en arrière: Mae Hong Son, Thaïlande.

Elle a les yeux brillants. Les feux qui les illuminent sont ceux de l'émotion. Une émotion forte. On la retrouve, identique, dans les accents de sa voix. Débit rapide et saccadé, timbre qui dit tout, celui qui vient des profondeurs de l'âme et qui côtoie les cimes de l'accomplissement. Elle parle, on croirait qu'elle peut désormais mourir l'esprit en paix.

Mais que dit-elle au juste? Qu'elle a atteint un village, qu'elle a marché et qu'elle les a vues. Elle en pleurerait presque. C'est, à n'en point douter, un des plus beaux jours de sa vie, un des plus émouvants en tout cas. Elle les a vues! Elle a même parlé à l'une d'elle! Elle peut mourir tranquille. Sa lumière ne dit pas autre chose.

Elle a donc suivi les panneaux, fait la route sans y prêter attention, je suis prêt à parier. Tendue vers le but qu'elle s'était fixé la veille au soir. Elle a réussi. C'est formidable, la vie est une fête, la Thaïlande est un pays fabuleux. Au bout de cette route, il y avait un village. Et quelque part dans ce village, toujours en suivant les panneaux, il y avait des femmes-girafes.

Elle a donc parlé à une femme, clairement mutilée, en tout cas difforme à dessein. Je n'ai visiblement pas affaire à une féministe, c'est une tradition Karen, ça ne pose pas de souci. Et puis ça fait bien à raconter à son retour.

Et puis ça fait bien sur les brochures. Voilà quelque chose d'authentique! L'industrie touristique autour de Mae Hong Son ne s'y trompe pas et invite les gentils occidentaux en mal de bons sauvages à leur rendre visite. C'est vrai, après tout, c'est bien mignon la Thaïlande mais ce n'est plus tellement une terra incognita. Pensez, les gens s'habillent en jean's, en tailleur, en costume. Ils ont des smartphones et écoutent de la pop. Comme de vrais occidentaux. C'est d'un banal!

Rien de tel alors que d'aller à la source du dépaysement. C'est vrai que des stands de street-food, des étals de poiscaille séchée ou de whisky de serpent, des temples bouddhistes de folie, des moines en jupettes orange, des paysans dans leurs rizières, une famille de cinq sur une bécane, ce n'est pas l'aventure, la vraie. C'est comme à la maison, rien de vraiment authentique au fond. C'est d'un commun affligeant.

Par contre, prendre un scooter, emprunter une large route parfaitement bitumée, atteindre le dernier village d'une vallée reculée, suivre des panneaux écrits en anglais et tomber nez-à-nez avec des femmes qu'on exhibe à demi-mot, ça c'est de l'intrépidité. Ou alors je ne m'y connais pas. Ça, ça vous pose en explorateur. On devient ainsi, le temps d'une après-midi, l'égal de Cook ou de Livingstone. Le tout à peu de frais. C'est épatant!

En clair, elle revient d'un zoo humain. Et ce fut le plus beau jour de sa vie. Et elle en parle comme si elle venait de caresser un bébé tigre ou de faire du toboggan avec un jeune panda. En plus de ça, elle a fait sa B.A., elle a acheté un bout d'étole tissée sur place. Elle doit sûrement avoir le sentiment d'avoir été utile à cette société encore archaïque, d'avoir été un agent bienfaiteur de l'ethnologie post-moderne.

Le lendemain, je louais moi-même un scooter. Le but? Sillonner les alentours. Un pont de bambou au-dessus de rizières, des temples au milieu de rien, des cascades, gratter des points de vue, bref voir du pays.

J'ai fatalement emprunté une des routes qui mènent aux « long necks villages ». Il sont vraiment bien fléchés, rien à dire. La route est belle, pas folle mais agréable. Des virages au-milieu d'une jungle qui semble apprivoisée. Des sommets placides dont le vert blanchit sous le soleil. Puis arrive le dernier village. J'avance doucement, me gare, contemple la situation historique. Arrive un pick-up. Des menuisiers. L'un d'eux vient spontanément à moi et m'indique tout de go où trouver des femmes-girafes. Premier malaise.

J'avance. Un village classique somme toute. Des types affairés à briquer de vieilles bécanes. Des femmes occupées à faire griller des saucisses. Une pharmacie rudimentaire, des boutiques alimentaires, des gosses qui font leurs vies de gosses, des vieillards assis sur des perrons, des chiens dormant à l'ombre.

Puis un type me tombe dessus. Il a surgi de sa boutique. Sa boutique? De l'artisanat local, pardi. De la vannerie, des tissus... Il me tend un polycopié où est expliqué dans un anglais de cuisine le pourquoi du comment, me montre une ruelle qui descend. Les femmes-girafes sont par là. Il veut faire le guide. Insiste comme si j'étais en train de louper la chance de ma vie. Deuxième malaise. Je lui rends sa feuille, le remercie et m'en vais. Vraiment pas envie de participer à ça.

Je vois des réactions. Monsieur Philou joue le vertueux, le donneur de leçon. Peut-être. Mais comme écrit plus haut, que diriez-vous si un car de chinois déboulait dans votre jardin et commençait à vous prendre en photo sous prétexte que vous êtes d'authentiques français? Vous les enverrez chier copieusement, ces profanateurs d'intimité. Oui mais là ce n'est pas pareil, ce sont des bonnes femmes semi-sauvages, on a le droit.

Ça me rappelle tous ces gus qui voulaient absolument aller dans les villages Massaï. Parce que le Massaï a encore selon eux son os dans le nez, chasse le lion à coups de sagaie et danse autour d'un feu pour invoquer des esprits. C'est authentique un Massaï. Mon cul oui! Le Massaï, il se force un peu pour donner le change. En vrai, il est ravi de gratter des dollars, de porter autre chose qu'un bout de tissu, d'avoir enfin une maison en brique et en tôle et de pouvoir passer des coups de bigots avec son i-phone de quatrième main. Oké, le bitume n'est pas encore arrivé jusqu'aux villages, mais si les occidentaux continuent à vouloir palper de l'authentique, ça finira bien par arriver. « Ce serait plus confortable tout de même si cette horrible piste était surfacée, ne pensez-vous pas Charles-Henri? »

Je la vois encore, cette connasse de française à Arusha. C'était le but de sa vie. Aller voir des gens authentiques. Pour elle, une marchande de fruits ou vingt-cinq types entassés dans un mini-van, ce n'était pas authentiquement africain. Il lui fallait du primitif, de la peau de bête et des plumes dans le cul, de la case en bouse de zébu... Qu'elle puisse avoir affaire à des gens qui jouent la comédie pour ses yeux de veau ne lui effleurait même pas l'esprit. Elle était allée sur les villages flottants du lac Titicaca! Dans le genre totalement attrape-touriste, c'est pourtant une référence. Elle l'a appris plus tard mais rien n'y fait, il lui fallait de l'authentique. Faut dire qu'elle était passablement atteinte. Elle voulait créer une appli pour recenser les endroits authentiques à Paris...

Oh et puis, il y a ce blog que j'ai potassé lorsque j'entreprenais la descente de la Nam Ou. Les types voulaient s'écarter du monde et dormir dans un village perdu au milieu des rizières. Pas de problème avec ça. Ils y vont. Untel les accueille. La nuit est pas chère, c'est génial. Bon, le couchage est rudimentaire, ça râle. Pas de moustiquaire dans la cahute, ça râle. Pas d'eau chaude dans le seau d'eau pour la toilette, ça râle. Un coq qui chante dès 4h du mat', ça râle. Du coup la nuit était devenue trop chère pour le confort proposé. Visiblement, chaque concept a ses limites. Entre l'envie de rire très fort et de se taper la tête contre des murs.

L'authentique, en tout cas sa quête, c'est la limite intellectuelle du tourisme. Ils sont drôles d'ailleurs les touristes. Rien ne les énerve plus que les autres touristes. On m'a tout de même tenu le discours que Angkor n'était pas si fou parce que c'était trop touristique! Paris, Rome, Machu Picchu, le Taj Mahal, aucun intérêt parce que trop touristiques? Mais va mourir putain! Reste chez toi alors! Ou va à Vierzon! Tu seras pas emmerdé par les touristes. Et puis Dédé en train d'écluser son dixième Ricard au Café des Sports, c'est authentique.

L'authentique donc commence sûrement là où le tourisme de masse n'est pas encore arrivé. Là où les gentils et innocents locaux n'ont pas encore été corrompus par les diaboliques dollars d'occidentaux obèses et rougeauds. Sauf que. L'industrie du tourisme a bien compris le sens du vent. Tout le monde recherche l'authentique. C'est une véritable passion. Alors tout le monde le propose. Les agences, les vlogueurs, les influenceurs, tous ces pros dont la quête ultime est de dénicher les endroits les plus significatifs de ce vague concept desservent une seule et même cause: celle de l'authenticité. Sortez des sentiers battus, vous contribuerez à paver une voie royale au désenchantement du monde.

Ils cherchent. Ils trouvent. Ils se ruent. Et ils témoignent. « Allez dans tel village, y'a moins de monde, c'est encore authentique. » Mais bande de crétins! Avec l'audience que vous avez, si vous dites aux gens d'y aller, que va-t-il se passer? Eh bien ils vont y aller avec le sentiment d'être des aventuriers éco-responsables, les gus qui vivent par ici décèleront bien vite le potentiel du filon et le gentil patelin deviendra un horrible repère de méchants touristes occidentaux. Alors il faudra en chercher un autre. Jusqu'à ce que tous les mignons bleds du coin deviennent des usines à authenticité. Tant pis, on ira dénaturer toujours un peu plus loin.

Est-ce qu'on ne peut pas simplement foutre la paix à ces gens?

Parmi les blogueurs, je pense que beaucoup sont sincères dans leurs démarches. Ignorant ou passant outre le fait que le néo-libéralisme voue à l'extinction les particularismes locaux et les coutumes ancestrales, ils ont pour vocation de les montrer et pourquoi pas de les préserver. Louable intention. Mais le jeu est dangereux. L'uniformisation de nos modes de vie est telle et l'industrie touristique est un trop vaste business pour ne pas saisir ces opportunités. Des zoulous peinturlurés qui tapent sur des tam-tams ont aujourd'hui la même signification que des bretons en costume qui dansent un 15 août à Bénodet. Tout le monde fait semblant. Eux d'être authentiques et nous de croire qu'ils le sont.

En vantant ses vertus, ils vident le mot de tout sens et de toute réalité. En voulant dénicher les coins authentiques, ils transforment malgré eux le monde en vaste parc d'attraction. Authentic Land! Et quand plus rien ne sera authentique? Quand le dernier papou ou le dernier inuit vous proposera une nuit avec de la 4G, que se passera-t-il? Le monde s'auto-détruira?

Oh, ne soyons pas défaitistes. D'ici là on aura peut-être découvert quelque extra-terrestre en train de retaper le turbo-réacteur de sa soucoupe volante. Et on pourra le photographier puisque ce sera authentique.