Je suis resté trop longtemps sur cette calme falaise. Il fallait bien que je me remette en route un jour où l'autre. Ma prochaine étape sera une lubie géographique. La ville s'appelle Kanyakomari et a le mérite d'abriter le cap Comorin, le point le plus méridional d'Inde. Là-bas, deux mers et un océan se rencontrent. Si ça se trouve c'est tout pété comme endroit, mais bon... J'y vais pour le délire (drôle de délire je le conçois).

Le trajet est sans histoire, avantage du train. Rien de notable sur le trajet. La plaine côtière est uniforme. Des cocotiers, des rizières, des marais, que seul le gris de Trivandrum a rompu l'espace d'un instant. Quelques timides collines rocheuses se dressent peu avant d'arriver. Prisonnières d'un cul-de-sac elles semblent en chercher l'issue. Le paysage n'a rien d'époustouflant, comme très (trop?) souvent depuis que je suis en Inde.

D'où était parti ce train? Depuis quel point a été tracée cette ligne? Mumbai? Delhi? Le lointain Cachemire? Peu importe, ici tout s'arrête. Le train n'ira pas plus loin que cette gare en pleine sieste, à la façade péristylée et peinte en rose.

Je suis vraiment resté trop longtemps sur la falaise. Là-bas, la circulation n'est assurée que par quelques scooters et autant de rickshaws. C'était calme et silencieux, les bruits éternel des vagues et épisodique du vent mis à part. Ma sortie de la gare est un retour à l'urbain. A priori je n'ai rien contre, sauf que c'est de l'urbain indien. Et ça change pas mal de choses.

Passons sur la note artistique de l'esplanade où donne la gare. Elle a peut-être sa chance au grand concours des terrains vagues, ne soyons pas défaitistes. Au bout, une rue axée Nord-Sud, la rue principale du bled, celle qui mène au bout du monde indien.

Il y a dû avoir des trottoirs un jour. Pour le moment, ils ont l'allure de champs retournés par des mines. Personne ici ne veut perdre une cheville dans l'aventure, alors tout le monde marche sur la chaussée. Ce qui est potentiellement plus dangereux vu le niveau de conduite des gus dans le coin.

C'est rigolo l'Inde. Dès que vous changez d'état, vous changez de langue, de cuisine, de mentalité et de façon de conduire apparemment. Je vous rassure, il y a un style de conduite propre à l'Inde mais chaque état à ses spécificités. Les gars du Karnataka m'avaient dit qu'au Kerala, ils conduisaient comme des ânes. En réalité ils utilisent peu leurs klaxons (ce qui est tout à fait choquant pour un Indien). Je viens de poser les pieds au Tamil Nadu et leur pêché mignon semble être la vitesse. Je vais peut-être préférer me péter une cheville du coup.

Quel bordel sur cette rue quand j'y repense! Les piétons, les carrioles, les bagnoles. Elle est bondée. Et le nombre de vaches y est dément. Ça fout une merde pas possible. Chacun fout des coups de bouzins, déboîte à la chourave, zigzague pour éviter l'homicide, accélère comme un forcené sur cinq mètres. Mention spéciale aux autobus. Il n'y a guère que les vaches qui les obligent à freiner. Même pas tout à fait sûr qu'ils stoppent complètement lorsqu'ils arrivent à un arrêt. Et leurs klaxons! Ils tournent en continu et on croirait entendre des dizaines de tankers annonçant leurs arrivées au port. Le contraste avec Varkala est fou!

Le finistère est proche. Un rond-point et la route fait un coude pour filer vers l'ouest. Le macadam continue bien vers le sud mais des barrières empêchent tout passage. Seuls les deux-roues et les gentils piétons peuvent passer. Allons voir ça de plus près...

Et ça commence par un grand rien. Un parking sur la gauche, et de l'indéfini broussailleux sur la droite. Puis viennent les marchands. L'endroit est fréquenté: des bandes de copains, des familles, les badauds sont légions. Les casemates s'enchaînent et proposent toutes les mêmes babioles. Colliers, bracelets, figurines, le coquillage a la cote. Les jouets pour enfants également. Les jouets pour petits garçons, quand on y regarde de plus près. Toutes affichent sur panneaux des promotions dignes de fête foraine...

Le cap se rapproche et surgit soudain sur la droite un bâtiment aux formes fantasques. La façade est flanquée de deux tours qui rappellent par leurs formes la fusée du professeur Tournesol. Un dôme, comme un haut de forme vaguement conique, domine l'édifice. Tout de blanc et de bleu, l'édifice ressemble à une pâtisserie loufoque recouverte de glaçage. Je ne vais pas dire que c'est moche, on dirait que je suis mauvaise langue ou que je ne comprends pas la sensibilité indienne. Mais je salue l'effort. C'est ce qu'on dit quand il s'agit d'être poli...

Sérieusement, je me pose la question. Quel est l'architecte qui a pondu ce truc? Quels sont les édiles qui ont validé ce projet? Ça en fait un ramassis de coupables! Et c'est quoi d'ailleurs ce bidule qui se tient fièrement face à l'océan? Pardon? Un mémorial en l'honneur de Gandhi... Ben merde... Pauvre vieux... ça valait bien la peine de s'être donné autant de mal... Passons.

À gauche, un passage couvert file entre les échoppes. Il mène à un temple. D'autres boutiques se tiennent à l'intérieur. Lumineuses, clignotantes, sonores, racoleuses. Je suis bien en train de déambuler au milieu d'une fête foraine. Au milieu de tout ça, l'entrée du temple, discrètement signalée par les fidèles qui se déchaussent. Puis le tapage mercantile reprend et les gens semblent y trouver leur compte. L'hindouisme est sans aucun doute la religion qui s'accommode le mieux avec les affaires.

On revient à l'air libre, côté golfe du Bengale. Entre l'enceinte du temple et la mer, il y a une promenade où des sanctuaires annexes ont été bâtis. Jonchée de détritus, transformée en vaste dépotoir, elle accueille comme par fatalité des mendiants de tout âge et les chiens errants en quête d'une potentielle pitance abandonnée là.

Arrive enfin le bout de la terre? Des marches disposées en arc de cercle se tournent vers l'océan, endroit spécialement conçu pour admirer le lever du soleil. Au nord le trait de côte part se fondre entre la mer et les nuages. Au sud, deux caillous émergent à quelques encablures du continent.

Sur le premier un temple gonfle son dôme comme pour mieux respirer l'air et les embruns. Sur le deuxième, la noire et colossale statue d'un type au nom imprononçable se dresse. Tournant le dos à la masse des vagues, elle jette ses regards figés et menaçants vers la terre ferme. Et des bateaux font l'aller-retour, incessants et besogneux. On croirait voir la procession opiniâtre de fourmis en mission. À leurs bords ce sont des quantités de pèlerins.

Je n'ai toujours pas atteint le cap. Il est encore un peu plus loin. Il faut d'abord passer une petite mandapam qui doit être prise d'assaut lors d'une averse. Il faut aussi contourner un vaste manège en terre battue où les enfants se font offrir un tour de canasson. On devine un grand huit dessiné, sempiternel tracé qu'empruntent les bourrins.

Tout autour des types vont et viennent au milieu de la foule. Les uns proposent du chaï à la criée. Les autres font jouer les gâchettes de mitraillettes en plastique. Quelques uns de ceux-là ont même tenté leur chance auprès de moi. D'autres encore sont assis sur un muret et attendent gentiment qu'on vienne leur demander de dégainer leurs fusains et de tirer des portraits.

Puis un parapet. De l'autre côté, en contrebas, c'est le cap. Deux rampes donnent accès à une étique plage de quelques mètres. Son croissant est bouché par quelques gros rochers plats où l'océan et les deux mers, sans doute trop heureux de se retrouver, viennent s'embrasser en de tumultueuses vagues. La houle est sérieuse et vient taper à l'occasion contre les rochers. Ainsi est le cap Comorin, maigre et plat tombolo... On a beau se dire que si l'on va tout droit on tombe en Antarctique, rien n'y fait. Pour le grandiose, on repassera.

L'intérêt est ailleurs, dans la ferveur. Les indiens se pressent sur cette portion congrue de sable. On se bouscule pour aller s'immerger dans cette eau houleuse et recouverte de déchets. Des pères de famille tiennent dans leurs bras leurs petits enfants et les plongent dans l'eau comme on baptiserait quelqu'un. Les mamans ne sont pas loin, tout en sari et en sourire. Des vieux viennent se tremper les pieds et se mouiller la nuque. Une bande de potes fait une pyramide pour immortaliser l'instant. Des amoureux plongent en se tenant par la main. Tous ou presque plongent habillés.

Un groupe d'enfants, une sortie scolaire apparemment, arrive et descend fiévreux. Les rangs sont serrés et on perçoit l'hésitation déférente au milieu des rires et des voix perçantes. Enfin, les cris qu'ils poussent dès qu'une vague vient leur lécher les orteils est révélateur du sacré du lieu. Mélange de merveilleuse excitation, de respect craintif et d'illumination.

Cette eau est donc une déesse et ce cap pas franchement spectaculaire est son temple. Chacun est venu rechercher l'action purificatrice de l'onde immortelle. Et tous, lorsqu'ils remontent, arborent les sourires béats du doux accomplissement. Leurs âmes semblent être sauvées pour un temps.

L'endroit n'est pas qu'une curiosité géographique, c'est un lieu sacré.