Un jour, un type a dû demander aux dieux la définition de l'infini. Ceux-ci, pas avares de répandre la connaissance mais soucieux de ne pas perdre leurs temps en absconse métaphysique, ont déroulé de leurs mains miraculeuses une plaine. Comme on remplirait un océan. Et pour mieux appuyer la démonstration, ils ont façonné une colline à la manière d'une île, ont fait monter l'homme dessus et l'ont invité à contempler.

Cette colline a le profil d'un serpent qui viendrait d'ingurgiter un éléphant. Elle n'est pas si haute que ça d'ailleurs, mais l'étendue qui coure depuis ses bases est si vaste et si plane, qu'on se croirait au sommet de la Terre. L'ocre aride et monumental du granite ne domine plus comme à Hampi. Ici, tout est vert. Et ce vert sombre et inquiétant s'en va, rampant vers toutes les directions. Il part se perdre quelque part, là-bas, derrière les brumes de l'horizon. Coquetterie des dieux, elles semblent ainsi protéger d'yeux interrogateurs le mystère de leur création: l'infini.

Mysore s'est construite et étendue ici. Lovée au pied de cette colline qui l'a vue naître et s'élever. D'en haut, la ville ressemble à une gigantesque embarcation qui serait venue s'encastrer, par une nuit sans lune, contre le seul écueil présent à des kilomètres. Un colossal navire échoué, perdu au milieu d'une mer sans houle ni limite connue. Alors, au sommet, les hommes ont construit des temples. Phare entouré de balises et de sémaphores, guides salvateurs préservant des errances.

Pour y accéder, un escalier de quelques milliers de marche reste le chemin le plus court. Le plus raide aussi. Signe des temps, les pèlerins les moins rigoureux empruntent désormais la route. Elle contourne puis grimpe tranquillement au travers de paisibles flancs boisés. Mais toute poétique quiétude a une fin. Étonnamment tranquille depuis la ville, elle s'agite à mesure que l'on approche du but. Barrières, tuk-tuks voltigeant comme des insectes, bus impénitents, piétons, marchands, touche-touche, concerto pour klaxons et coups de volant brusques. Le sommet est atteint.

L'accueil y est assuré par un géant. Les yeux sont exorbités, une grimace cruelle perce sous de redoutables moustaches et les effets sont chamarrés. De sa main gauche il garrotte solidement la gueule d'un long serpent. Sa main droite brandit fièrement un cimeterre qu'on imagine volontiers vengeur. L'effet produit est plus comique que solennel tant on croirait cette statue faite en carton-pâte. Le charme du kitsch indien. Tout autour, une foule nombreuse pose, amatrice de selfies. Signe des temps...

Je fais ce jour-là équipe avec Paramjot, un penjabi d'Armistar rencontré au backpacker. Nous avançons, à tâtons mais amusés, cherchant l'accès au temple principal au milieu de ces saris aux couleurs vives et de ces hommes en dothis et aux regards graves. Plus nous avançons et plus la foule autour de nous se fait compacte. Mont-Saint-Michel un 15 août, même combat.

Chaque temple possède ses marchands et ici, comme partout ailleurs, leurs présences accentuent un peu plus la frénésie de l'ambiance. On retrouve bien entendu les sordides et insistants vendeurs de bondieuseries diverses et de colifichets variés. Le lieu est trop abondamment fréquenté pour laisser l'occasion s'échapper. Puis, il y a ceux qui semblent sincères. Ceux-là vendent des noix de coco et d'autres fruits sur des feuilles de bananiers, des colliers d’œillets ou de jasmin, qui serviront tous d'offrande.

Le sol est jonché de traînées de pisse séchée et de bouses fraîches. Les vaches aussi sont là. La foule, qui marche comme un seul homme, ralentit, s'écarte, se bouscule. Ces ruminantes reines, évoluant avec une majesté placide, ont droit à leurs périmètres de sécurité et de révérence. Encolure, corps ou croupe, chacun cherche leurs bénédictions et veut les toucher du bout des doigts. La foule se presse mais reste digne néanmoins devant les bêtes à cornes. Le parvis n'est pas atteint que déjà la ferveur prend toute la place.

Péniblement, nous sommes parvenus à acheter nos billets et à consigner nos chaussures. Pour cela, il aura fallu jouer des coudes. La courtoisie s'arrête aux vaches, visiblement. Combien de vénérables mémés d'aspect fragile m'ont envoyé de gaillards ramponneaux pour confier leurs tongs avant moi? Puis en évitant soigneusement de mettre les pieds dans les sacro-saintes déjections de la Marguerite ou de la Noiraude, nous rejoignons l'entrée du temple.

Il y a bien une gopuram, ornée comme il se doit de nombreuses figures légendaires. Mais ce n'est pas par ici que ça se passe. Demi-tour. Foin de porte monumentale, de porche impérieux, de portail aux multiples sculptures, l'entrée du temple se fait sur un côté, par une simple porte grillagée. Et elle est bien tenue par quelques cerbères intransigeants. La foule s'agglutine et s'égrène au compte goutte.

Nous pénétrons ainsi dans une véritable cage. Des rambardes font aller les gens en file indienne (sans mauvais jeu de mot). Technique éprouvée de régulation des foules, elles tracent leur chemin serpentaire, comme pour un manège de parc d'attraction. De loin en loin, ce ne sont que des têtes aux cheveux noirs et brillants. Tout au fond, après des méandres qu'on devine multiples, l'entrée du sanctuaire.

Nous prenons des paris: Une heure d'attente, lance Pamjarot. J'imagine légèrement plus. Le sikh gagnera au juste prix. Une heure à nous faire dévisager, lui avec son turban, moi avec ma touffe blonde, par des hindous fébriles et circonspects quant à notre présence en leur saint lieu. Le côté grillagé, l'odeur des bovidés jamais très loin, les faces et les regards sévères des gens, l'endroit donne pour le moment plus l'impression d'une chaîne d'abattoir que d'un lieu sacré.

Enfin, nous entrons. Là, l'ambiance s'accélère. De grisâtre la lumière semble passer dans les jaunes. Comme si l'air avait été subitement zébré d'éclairs, le cerveau ne retient que des flashs. La foule tente de se répandre comme une flaque d'huile. Une autre file, tout aussi dense que celle où nous nous trouvons arrive par la droite. La patience à ses limites, chacun pousse, la cohue prend forme.

Des hommes, costumes beiges de la police, font la circulation, jouant du sifflet, réprimant à grand renfort de vociférations les bousculades qui germent. Bienheureux qu'ils ne fussent pas munis de matraques, des coups seraient partis dans le tas. Le brouhaha s'amplifie et est ponctué par les cris des agents et des chocs sourds et secs. Des noix de coco sont fendues contre les parois métallique d'une vaste jarre. Tchac! Tchac! Le rythme est soutenu. Il faut bien rassasier l'idole.

Le sanctuaire est là, encore quelques marches à gravir. La porte est basse et étroite. Et tout le monde veut y pénétrer le plus rapidement possible. La ferveur a créé un monstre qui avance tout seul. La civilité a été définitivement rayée des esprits. Hommes, femmes, jeunes, décatis, enfants, chacun est mû par une insondable frénésie. Et chacun pousse, pousse, pousse, comme il peut. Ils pourraient piétiner à mort des malheureux, j'en jurerais.

Tout est très rapide. Le regard n'a le temps de se poser nulle part tant la pression est forte et menaçante. Comme un frêle esquif sur une puissante rivière, j'avance sans effort. Mes pieds ne semblent plus toucher terre. Et c'est avec l'étrange sensation de flotter que j'approche du saint des saints tant convoité par ces centaines d'hommes et de femmes.

Là, une petite niche se tient en retrait. Elle paraît si lointaine. Quelques mèches brûlent, des colliers de fleurs sont suspendus, sans doute un ou deux brahmanes étaient là pour veiller au grain. Au fond, une petite statue, indéterminée, fugace, regarde couler la foule possédée de ses yeux froids de pierre. La pression est immense. Les cris sont perçants. Les ordres de dégager la place claquent comme des coups de fouet. La persistance rétinienne ne sert plus à rien. Des flashs, et encore. Cela n'aura duré que quelques secondes. Hallucinant.

La foule est maintenant heureuse et comblée. Apaisée par la vision furtive qu'elle a eu de son dieu, elle peut désormais s'égayer vers la sortie. Je retrouve Paramjot, lui aussi abasourdi comme si une furieuse vague venait de s'abattre sur lui. Qui pouvait bien représenter cette statuette? Quel peut-être le sens de toute cette ferveur? Est-ce que tout ça ne serait pas finalement une carotte monumentale? Nos questions restent en suspens...

Les couloirs qui suivent permettent aux dévots de se dire qu'ils ne sont pas venus pour rien. On peut toujours enduire des piliers de poudres rouges ou jaunes. On les croirait couverts de chiures d'oiseaux ayant forcé sur la mangue. On peut encore sacrifier des noix de coco, pour ceux que le courant de la foule a portés trop loin avant le sanctuaire. Des brahmanes souriants sont là pour ramasser les oboles. Espèces sonnantes et trébuchantes contre une cuillère de liquide jaune pâle. Quelques gouttes pour le gosier, les autres pour le haut du crâne. Partout les coupelles sont pleines de jolies roupies. Les brahmanes sont vraiment souriants. Les dieux sont sûrement satisfaits du chiffre d'affaire d'aujourd'hui.

Cent roupies de droits d'entrée, une heure de queue, une minute d'extatique agoramachie, deux secondes d'éternelle béatitude. Être le témoin de telles manifestations et échouer à en saisir le sens définitif. Elle est peut-être là, la définition de l'infini. Le vertige procuré est le même en tout cas.