Le problème de ce train est qu’il ne partait pas de Panjim mais de Margao, une quarantaine de kilomètres au sud. Le problème de ce train est qu’il partait tôt le matin. Il a donc fallu passer une nuit à Margao qui sur l’échelle de l’intérêt doit se situer au même niveau que Villeneuve-Saint-Georges. Et encore je suis sympa. Le problème de ce train est qu’il n’était pas équipé de sièges mais de couchettes. Avec un départ aux aurores autant vous dire que le trajet est passé bien vite.

Ce devait être sans doute très joli, les sinuosités pour escalader les Ghâts. Cette cascade seulement visible du train, ça devait être quelque chose aussi. Las, quand je me suis réveillé, le train filait droit sur l’immense plateau du Deccan. Pour un géographe de formation en goguette c’est sensass de se figurer là on se trouve. Dans un train, en Inde, sur le plateau du Deccan. Bim quoi! Mais dans le genre plat et désespérant, ça tient la corde. La Beauce, la meseta espagnole et l’hinterland tanzanien peuvent aller se rhabiller.

Par ici, les tortillards ont le temps de vivre. J’ai donc tout le loisir d’admirer ces étendues semi-arides. L'ocre déploie son envergure souveraine et implacable seulement tachetée de timides plaques de verdure comme des éclaboussures de vie. Des arbres épars et maigrelets, égarés dans ce sec et vaste rien, tentent de leur mieux de rompre la monotonie. Pas même une insignifiante collinette à se caler sous le regard. Foutue couchette, foutu paysage, je me rendors assez vite.

Après huit heures annoncées, dix effectives, deux en ressenti, le train arrive à Hospet dont le seul intérêt est d’être à proximité de Hampi, sans ça...

Hampi, donc. Descente de bus classique, des chauffeurs de rickshaws m’alpaguent et proposent de me déposer là où je compte crécher. Je suis navré messieurs mais votre village semble être encore plus petit que l’île de la Cité et je pense que je peux y arriver à pied. Ça les défrise visiblement que je veuille marcher sur cent mètres. Un type m’accoste alors et me demande tout de go si je ne suis pas intéressé par des magic mushrooms. Pas de l’herbe, des champis! Je n’avais pas fait vingt pas qu’on m’invitait déjà à taper dans le dur… Heu, comment dire? J’ai sans doute une tête de drogué avec mes cheveux en bataille et ma barbe hirsute mais quand même.

L’immense temple en bordure du village crache sans discontinuer des mantras via des haut-parleurs accrochés au sommet de sa monumentale gopuram d'entrée.

« Aaaaaa-trimutikata-shanti-shanti-gnavagnagna-navanavasné… »

La voix est nasillarde et monocorde. La recherche d’un effet entêtant et hypnotique doit faire partie du boulot. Le vent, pour qui ce plateau est un boulevard, s’engouffre dans chaque ruelle. Et chaque maison, chaque échoppe, possède son bidule pendouillant. « Gling… Dig-gling… glang-glinggling… » Les petits morceaux de métal s'entrechoquent, joyeux et furtifs tout à la fois. La dimension mystique prend une autre ampleur encore. Hanumân, le singe fils du vent serait né dans les environs, ça fait sens…

Puis il y a les cafés et les restaurants, tous végétariens, nombreux, où règnent les banquettes et les mandalas accrochés aux murs. Là, on y diffuse de la musique d’ambiance, type indo-transcendantale-proto-planante… Comme j’ai visiblement la tête de l’emploi, on me propose de goûter au bang-lassi. Du lait fermenté aromatisé à la ganja… C’est gentil les gars mais non merci, j’ai arrêté le lait fermenté.

Bienvenue en Inde, Philou! Partout le syndrome indien donne l’impression de guetter ses proies. Fume des joints ou gobe des champis dans ce bled, il y a des chances ou des risques (c’est selon) que tu te mettes à planer rapidement et que jamais tu ne redescendes. J’imagine le nombre de gus qui n’ont jamais dû en revenir, persuadés de tailler le bout de gras avec les dieux. L’Inde est potentiellement un pays dangereux.

Hampi, donc. L’immenserie de mon incultance dépassant l’entendure, je n’avais jamais entendu parler de ce lieu avant de foutre les pieds en Inde. Le Petit Futé crédite le site de quatre étoiles, le maximum. C’est bien mignon mais comme ils ont la fâcheuse tendance à survendre tout et n’importe quoi dans ces guides, j’étais perplexe. Maputo affichait quatre étoiles également, ce qui est un poil exagéré, il faut bien être honnête. Mais les copains rencontrés à Goa et passés par ici furent unanimes.

Hampi, donc. Le terrain est nettement plus accidenté que ceux parcourus précédemment. Le décor est certes monumental mais frustre. Les collines sont des amas d'énormes blocs de granite oscillant entre le rose et l'orangé. Ça fait comme des cairns disposés par des dieux bâtisseurs. Ils auraient ainsi voulu signaler leurs passages dans les environs.

De grandes dalles du même matériau ont été polies. Ouvragées par les outils besogneux d'un vent amoureux de l'effort et du travail bien fait. Chaque jour depuis le fond des siècles, il fait passer ses mains éthérées pour chasser les grains impurs. Caresser et sentir la perfection de son labeur. Pour lui, jamais le mieux ne sera l'ennemi du bien.

Et du sable! Du sable répandu aux pieds des roches comme de la sciure de bois. Déchets laissés à l'abandon, résultat d'un âpre travail au long-cours. De ce tout émane la sensation d’une immuable sécheresse. Comme si la ville avait été balayée en quelques heures par un châtiment divin.

Et s’il n’y avait pas une rivière au milieu de tout ça (probablement la seule à des kilomètres à la ronde), on se demanderait vraiment pourquoi la capitale d’un puissant empire fut érigée ici. Mais puisqu’on te dit qu’un macaque d’essence divine a vu le jour dans le coin! Si ça, ce n’est pas une bonne raison!

Un jour donc des types, les javayanagarâ, sont arrivés. Bien décidés à régner sur le sud de l'Inde, ils ont bâti une capitale digne de leurs ambitions. La cité possède à son apogée sept murs d'enceinte abritant un demi-million d'âmes. Ça a duré quelques siècles comme ça puis une coalition moghole est venue les tabasser dans les règles de l'art selon Sun Tsu.

Ça a dû être épique comme règlement de compte, vu la taille du bordel. Les vainqueurs ont cependant eu le bon goût de ne pas tout rayer de la carte. Certes le champ est en ruines. Mais quel champ et quelles ruines! Les amoureux de la vieille pierre en ont pour leurs mirettes.

Au-dessus du village, une colline est parsemée d'une ribambelle de mandapam aux allures de refuges pastoraux. Des colonnes se tiennent comme des arbres et peuplent les flancs et le sommet. Les curieux qui s'y promènent sont le troupeau qui s'égaye dans les pâturages. Le berger qui les regarde faire est le sage Ganesh, sommeillant serein sous son abri.

Plus loin des pans de muraille ondulent comme des serpents et épousent les lignes du socle pierreux de la terre. Des vestiges de tours bornent de temps en temps. L'enclos royal. Sa majesté était bien à l'abri derrière ces restes d'inexpugnable. À l'intérieur rien ne devait être trop beau pour ces monarques.

Le Lotus Mahal aux perspectives dentelées qui s'enchevêtrent merveilleusement. L'écurie des éléphants royaux qui allonge ses symétries sous le soleil. La pyramide tronquée décorée de frises épiques qui surplombe les fondations de la ville défunte. Le bassin sacré et ses marches noires de basaltes. Des temples dédiés à Shiva, Rama ou Hanumân rivalisent d'ornements. Grandeur, habileté et finesse des bâtisseurs. Tous témoignent dans un éloquent silence de pierre.

Le site est immense. Pompéi puissance dix. Cette ville a dû être l'équivalent de Rome en son temps. Partout des restes d'habitations, de quartiers de marchands vont dans des alignements rigoureux. L'assemblage paraît si fragile, l'équilibre de la pierre semble si précaire qu'une forte bourrasque pourrait suffire à faire écrouler l'ensemble.

Partout encore des temples aux gopurams en lambeaux, aux frontons écorchés et aux colonnes délavées par le temps. Les sculptures, aux contours estompés, semblent être en partance pour les nuits immobiles de l'oubli. Le tour désertique, égyptien, émaillé de quelques cocotiers sans tête, accentue le caractère désolé du lieu. Désolé mais foutrement spectaculaire.

Et c'est comme ça sur des kilomètres. La pierre se marie à la roche. Les ruines font danser le vent. Les figures des dieux dorment au soleil. Le décor donne à chaque visiteur les dehors d'un Indiana Jones en promenade. L'idée que quelque trésor doit toujours dormir quelque part. L'archéologie au service du spirituel. Une force et une énergie monstres se dégagent de ce cimetière lithographique. Le vent est définitivement l'élément moteur. Il les répand à la ronde et les insuffle dans la tête des visiteurs. C'est fou!

Puis pointe la gopuram rouge du Vitthaya Temple... Dès fois que tu n'aies pas été assez soufflé par ce que tu as vu auparavant. Les statues du fronton. À l'intérieur, le Ratha bien sûr. Ce chariot tout en pierre finement travaillée trône au milieux des mandapam aux élégantes formes. Colonnes, frises, plafonds, tout est dentelle. Bois, pâté, sale, lourd, appelez ça comme vous voulez, ça l'envoie.

Les indiens, les yeux remplis d'émerveillement et de dévotion, vont fiers et contents. Contents d'être en un endroit si beau. Fiers de visiter leurs dieux qui malgré les ruines continuent d'entretenir leurs auras et d'exercer leurs missions. Ils courent, ils parlent fort, ils rient, ils sourient à s'en faire craquer les commissures des lèvres, ils posent des centaines de fois pour immortaliser leurs vies. Sereins, ils affichent tous les traits de joie de ceux qui vont confiants. Ils savent qu'ils ne sont pas abandonnés. Leurs dieux sont partout.

Hampi, donc. Du garanti quatre étoiles! Premiers vrais contacts avec l'Inde surtout. Fantastiques et subjuguants. Riches et déroutants. Goa n'était pas l'Inde en fait...