Bon allez, fini de rire, me voilà à Bujumbura. Deux petites heures depuis Rumonge. La route? Sûrement jolie, je n’en ai vu que des bribes. Le bleu alcalin du Tanganyika toujours nuancé par les « blue mountains » du Congo, elles-mêmes couronnées par d’énormes cumulus d’un blanc limpide, des palmeraies de chaque côté de la route, une route au revêtement aléatoire. Puis arrivent des faubourgs, affairés comme le veut la coutume, le bus commence à avancer péniblement. Buja se précise. Il bifurque à gauche, vers le lac, emprunte des rues pavées plutôt désertes. Des maisons cossues font face à des entrepôts somnolant. Un vaste quartier industriel plus tard vient la gare routière.

Siyoni, tel est son nom : un vaste carré délimité par les agences de voyagistes, des dizaines. Au milieu, une cohue foutraque. Des gens, des qui voyagent, ceux qui viennent d’arriver, ceux qui veulent partir, des types, rabatteurs à l’affût, vendeurs avec leurs cartons ou leurs bassines proposant biscuits, boissons, cacahuètes, clopes, coupe-ongles, mini-enceintes, ceintures et qu’en sais-je, puis d’autres types encore, sans doute ceux qui n’ont rien à faire de leur temps, juste venus pour faire le nombre. Les bus essayent de se faufiler, ils ont un emplacement à atteindre ou une destination à aller chercher, klaxonnant à qui-mieux-mieux. Y’a des taxis aussi dans le tas ainsi que des tuk-tuks et des motos. Tiens, j’arriverais pas dans une capitale par hasard?

A peine descendu et voilà qu’on me tombe dessus pour me vendre des billets pour Goma, Kigali, Buenos Aires ou la lune si c’était possible. Je compte rester à Buja? Crac, les taxis ne sont pas sourds et m’offrent aussi sec leurs services. « Barrez-vous les rabatteurs! », les coups d’épaules sont parfois clairs de sens. Comme pour toute première dans une grande ville, ils me proposent tous des tarifs qui sentent bon la disquette. Et pas moyen de discuter un peu, foutu corporatisme… Très bien les gars, vous connaissez la discrimination à l’embauche? Je choisis celui qui semble avoir la meilleure tête. Ah oui, c’est moche mais c’est comme ça. Allez, en voiture Simone!

Le Boulevard de l’Uprona est vaste et central mais la circulation y est d’un calme surprenant. Son appellation n’est pas dénuée de logique. Nom de l’ancien parti unique c’est donc tout naturellement que s’ y trouve la Présidence. Ma chambre à la Viettel Guest House donnera directement sur l’arrière-cour de celle-ci : blindés, gros quat’quat’ rutilants et cordes à linge pour les slips sales de Nkuruziza. Pratique, je n’ai qu’à traverser la rue pour me signaler auprès des compatriotes de l’ambassade. On est avenue de France, logique. Rohero II, quartier épatant s’il en est! Si l’envie vous prend d’assister à un rite orthodoxe, rendez-vous avenue de la Grèce. Une envie de visa pour la RDC? Allez donc à son ambassade avenue de la RDC. Quoi de mieux que de visiter celle de l’amitié pour se faire de nouveaux potes? Petite déception, rien à signaler avenue de l’ONU, peut-être une discrète succursale du HCR qui m’aurait échappée.

La logique toujours: au bout de l’avenue de France, le « Café Gourmand ». Boulanger-pâtissier-chocolatier-glacier-café aux allures de fortin, il se dresse pour dominer la Chaussée Prince Louis Rwagasore et semble marquer la frontière entre la quiétude et un foutoir permanant. Lassé de boire du thé depuis deux mois, j’emprunte la rampe d’accès. On a beau chercher dans le voyage le dépaysement, la découverte et tous ces machins-là, on n’est jamais contre retrouver un peu de chez soi de temps en temps. Je n’ai pas poussé le vice jusqu’à me taper un Paris-Brest ou un éclair au chocolat, un express faisant amplement mon bonheur. J’avoue tout de même avoir craqué pour une viennoise au chocolat, je ne suis pas infaillible.

Grand ballet sous mes yeux: des burundais sapés comme des princes, fraîchement sortis de la messe de Pâques, viennent en masse et en famille pour acheter des baguettes, des œufs en chocolat et des cornets de glace. Beaucoup de blancs sont là, des italiens surtout, ravis de savourer un petit jus qui rappelle la lointaine Europe. Par contre, ne balancez pas un patron de restaurant français dans l’endroit, à coup sûr il pèterait un câble sur le nombre d’employés. Faut dire, il sont en nombre et ont du temps pour se tourner les pouces… Mais ils sont mignons dans leurs tabliers chocolat-au-lait liseré d’orange, raccords avec les couleurs du lieu.

La déformation professionnelle a parfois du bon. A force de les mater ne rien foutre entre deux cafés à aller déposer, je suis repéré par un perspicace. Forcé de me dévoiler, nous faisons connaissance. Il est congolais et s’appelle Scott. Haha! Pardon mais faut pas me prendre pour un con non plus. Les congolais que j’ai croisés jusqu’à présent s’appelaient Consolé, Sabin, Juvénat-Indépendance ou encore Jean-Bosco alors toi, mon pote, tu ne vas pas me faire croire que tu es congolais avec un blase pareil. Il se marre et reconnaît qu’il est une anomalie à ce sujet. Qu’à cela ne tienne, Scott qui cause comme un français, à base de « truc de ouf », « keufs » et j’en passe me fera les honneurs de Buja. Concert de son collectif de Slam à l’Alliance Française, tournée des grands ducs à Bwiza, le quartier congolais où aucun blanc ne doit s’aventurer même de jour, dîner chez lui avec sa mère et ses petites sœurs, parties de billards à côté de monsieur l'ambassadeur de Belgique et il me paiera un nombre non négligeable de kawas… Un gros big up pour ce mec!

D’accord mais à part ça?

Buja, c’est une place de l’Indépendance où trône fièrement le buste d’un président qu’on croirait fait en carton-pâte. C’est rigolo d’ailleurs, il y a des petites allées, des bancs, c’en serait presque coquet mais tout est solidement clôturé par de hautes grilles peintes aux couleurs du Burundi. Aucun accès possible. Ils ont un énorme espace vert en plein milieu de la ville et c’est pareil. Je pense qu’il faut une autorisation signée de la main-même du président pour y accéder.

Buja, c’est un centre-ville sans aucune moto. Il existe un périmètre qu’elles ne doivent pas franchir. Scott m’a expliqué qu’en 2015, lors des dernières poussées de violence, les mecs avaient pris d’assaut la ville avec leurs bécanes. Un pilote et le type derrière pour tirer dans le tas ou balancer des grenades. Apparemment, les problèmes se règlent traditionnellement à la grenade au Burundi. On peut aussi bien faire ça avec une voiture mais bon… Pas de motos dans le centre!

Buja, ce sont des soldats, ou des flics, ou des gendarmes qui me sautent dessus parce que j'ai passé un pied à travers un espace a priori ouvert. Même Scott a été incapable de me dire quel uniforme appartenait à qui. Bref, les types me disent que c’est interdit. Je réponds que j’en suis désolé mais que ce n’est écrit nulle part. C’est interdit qu’ils me disent. Fermez cette grille alors et mettez un panneau dans ce cas-là. Ils veulent m’embarquer. Oké, j’ai compris, combien vous voulez bande de sales crapules?...

Buja, c’est deux bonnes femmes qui te tombent dessus parce que je compte prendre une photo anodine (une bête rue avec une colline en arrière plan) et qui me soutiennent que c’est interdit. Elles ont des gilets « sécurité routière » mais se la glandent proprement sur les marches d’une boutique. Elles aussi veulent leur part du gâteau assurément. C’est le patron qui sort de sa boutique pour les insulter copieusement et prendre la fameuse photo interdite avec son téléphone. C’est toute la rue qui s’arrête autour de ce tapage et les deux mégères qui me rendent mon passeport et mon appareil, penaudes.

Buja, c’est une plage sur le Tanganyika fermée par des grilles en forme de bouteilles de coca. Elle est pourave cette plage. Déjà, pour l’atteindre il faut se payer la traversée du quartier industriel. Au moins, on peut entrer. Elle est sale aussi, avec des installations pour enfants en décrépitude. Ce sont des gosses qui jouent au volley, assurément le sport le plus pratiqué dans ce pays. Mais ce sont ces mêmes gosses qui m’appellent Messi à cause de ma barbe et qui sont fans de N’golo Kanté.

Buja, c’est un DAB qui avale ma carte. « Non merde, non! Pas ça! Pas maintenant… » C’est cinq minutes de marche pour atteindre la foutue maison-mère de ce foutu DAB. C’est dix minutes d’attente à l’arrière du bâtiment, avant qu’on me fasse monter dans une grosse voiture. C’est récupérer ma carte en vingt minutes, montre en main.

Buja, ce sont des barbiers qui m’interpellent parce que ce que j’ai sur le crâne ou sur les joues leur paraît trop long. Ce sont des types qui m’appellent tous Jésus et qui me demandent par conséquent si je suis juif. Y’en a même un qui m’a appelé Balthasar. Alors on papote un peu, je leur explique que Jésus avait plus la gueule d’un arabe que celle d’un suédois et on se marre ensemble.

Buja, c’est le bazar, c'est drôle, c'est pas spécialement joli, c'est à l'arrache, c'est des brochettes de boeuf pour 5000 Francs-Bu, ce sont les meilleures frites du monde après la Belgique, c'est les Neiges du Kilimanjaro accomodées par des zicos locaux, ce sont des femmes avec la même coiffure, c'est un délire, c'est le coeur de l'Afrique, c'est... Buja.