Ryan est né en Angleterre, a grandi en Afrique-du-Sud et vit depuis un an au Mozambique avant de retourner à Manchester pour boucler ses études. Il est notre gentil-organisateur. Fiona a un père irlandais, une mère française mais est née sud-africaine. Elle est a atterri ici pour éviter je ne sais plus quelle épidémie à Mada, but initial de ses vacances. Les trois américains, volontaires de l’AmeriCorps, en villégiature ici après avoir prêché la bonne parole yankee au Botswana, barbotent un peu plus loin.

Une toile noire est tendue, solidement ficelée à quatre rondins, offrant une ombre sommaire à une plage qui en est dépourvue par définition. Bazaruto, joyau de la côte mozambicaine. Une île toute en longueur, toute en dunes, comme si un désert s’était échoué au milieu de l’eau. Cette eau est cristalline, le vent est mort et l’air est chaud. Tout là-bas le continent, son liseré vert jalonné de fumées, incendies d’après moisson, nous rappelle sa présence. Quinze kilomètres qui paraissent des centaines tellement l’endroit est à l’abri de tout.

Le temps, mis à part celui géologique, semble n’avoir jamais pris sur ce morceau de paradis, refuge des pêcheurs locaux. Leurs dhows mouchettent ça et là la pureté du bleu, leur terrain de jeu. Aucun bruit, pas un souffle, même le clapotis paraît en être incapable. Comme tout semble lointain et étranger sur cette imposante frange de sable.

Carlos le cuisinier avait régalé son monde avec un cabillaud grillé au goût soyeux et à la texture diabolique. Et faute de pouvoir mettre sur la table un sujet politique entre le fromage et le dessert, on le fit sur le temps de la digestion et de la sieste. Riche idée!

Ryan, qui est jeune, évoque la violence de la société sud-af. Il a perdu trois amis, assassinés. Voilà pourquoi il est parti au Mozambique, il préfère vivre vieux. Fiona qui doit accrocher la soixantaine a connu l’apartheid et, selon ses dires, ce n’était qu’une application légale à une réalité déjà effective. Réalité qui s’est accrue depuis sa fin officielle mais qu’elle ne justifie en rien. Les médias mentent quant à l’intensité de la criminalité de sa terre natale qui n’est pas celle qu’on veut bien nous faire entendre. La conversation était lancée et parfois les fils ont les aiguilles qu’ils peuvent.

Commençons par l’acculturation des peuples. C’est toujours instructif d’entendre un blanc, salarié d’une boîte tenue par des blancs, proposant sorties en speedboat et snorkeling dans un cadre idyllique pour touristes en manque d'évasion, parler de ça. Ryan s’exprime bien et ses discours sont émaillés d’ironie cruelle que seuls les anglais savent manier. Il fustige vertement le sens général de la globalisation effectuée à marche forcée dans les pays du Sud. S’adapter ou mourir, le Darwinisme mondialisé. Combien de cultures, de traditions, de langues ont-elles disparu, englouties par la toute puissance du néolibéralisme, ce rouleau-compresseur triomphant? Sincère quand il parle, il regrette que la survivance de nombreux folklores ne soient que des cartes postales destinées aux touristes en quête d’authenticité. Il imite, drôle et amer, une danse traditionnelle autour d’un feu et l’ébahissement des spectateurs. Fiona ne dit rien, elle doit faire partie de ceux visés par cette attaque.

Puis il évoque sa vie au Mozambique, le business qui l’emploie, sa survie comme il préfère dire. Il en vient donc aux conditions de vie des migrants ; il en est un après tout. Il est frappé par le système qui propose les pires boulots aux migrants, la "nation arc-en-ciel" toujours dans le collimateur. Tout ça parce qu’ils acceptent des salaires de misère. Fiona lui rappelle qu’en Afrique-du-Sud le travail est encadré par l'existence d'un salaire minimum. Je ne dis pas autre chose en parlant de la France et qu’ils font les jobs qu’aucun autre ne veut faire. Il n’en démord pas, les migrants sont moins gourmands selon lui. Chou blanc, première.

Fiona relance alors d'une diaspora chinoise. Heureusement qu'ils sont là pour faire les sales boulots s'exclame-t-elle. L'Afrique-du-Sud est un pays de mines, les conditions de travail y sont dantesques et même les noirs ne veulent plus y plonger. Tu m'étonnes! Ils tombent d'accord sur ce sujet. Les liens de solidarité, l'organisation de leur communauté, l'intelligence et le pragmatisme économique qui les caractérisent. Les chinois, néo-colons ou pas, sont un peuple brillant.

Sans transition, la politique de Trump envers les mexicains vient se poser sur le coin de la serviette de plage. Étrangement, pour eux deux, Trump est un fou dangereux mais l’idée du mur ne leur déplaît pas. Il y a trop de mexicains aux États-Unis. J'essaie de placer la théorie selon laquelle ce mur n'est pas fait pour stopper l'immigration mais bien pour servir de nasse afin de pêcher les illégaux qui se trouvent sur le territoire américain en toute facilité. Chou blanc donc, je repasserai.

Tout en scrutant l'horizon serein, me disant qu'une guerre pouvait bien éclater sur la terre ferme et que rien ne pourrait atteindre l'île sur laquelle on se trouvait actuellement, voilà Ryan qui clame qu’on est tous des humains, que nous formons une seule et même espèce. Fiona soupire qu’elle rêve de paix dans le monde. Ce doit la être la tranquillité du lieu, son éloignement, qui leur fait dire les pires banalités. On n'est jamais à l'abri de rien, nulle part.

Puis Mars est évoquée, allez savoir pourquoi. Ils parlent de sa colonisation future, des plans conçus, des conditions de réalisation, des difficultés sur place. Je pose une colle en demandant si on ne ferait pas mieux d’investir tout cet argent pour sauver ce qui peut encore l’être. Chou blanc, encore. Non, le Monde est foutu alors autant aller tout détruire ailleurs. Ils regrettent amèrement qu’il en soit ainsi et cette amertume ne laisse aucune place à l’espoir. Ils doivent malgré tout se dire qu'en tant qu'occidentaux avec pouvoir d'achat, ils ont une chance de finir sur la planète rouge.

En parlant de rouge, de toute façon, les russes ont trouvé de quoi anéantir cette bonne vieille Terre et signer l’arrêt de mort de l’humanité. Ryan parle de virus découverts par eux puis d’une douzaine de plantes mortelles pour l’Homme seulement et que tout finira comme ça. Allez hop, fin de l'histoire, circulez il n'y aura plus rien à voir.

Bazaruto oppose ses puissantes dunes à la face de l’océan, à celles du temps et des hommes. Comme un air de bout du monde. Peut-on rêver meilleur endroit pour en évoquer sa fin?